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Génie génétique, l’éthique pour éviter les malentendus

A. Bondolfi
Institut d'éthique sociale de l'Université de Zurich

Le débat autour de la légitimité morale et juridique de la technologie dite du «génie génétique» est source, et cela non seulement en Suisse, de beaucoup de malentendus. Certains d’entre eux peuvent même glisser entre les lignes de textes plus ou moins officiels. Ainsi, les organes de la Confédération suisse ont entretenu longtemps une sorte de malentendu entre les techniques de procréation médicalement assistée et le génie génétique. L'art. 24novies de la Constitution suisse en est encore un reflet indirect. Cette confusion a eu des effets pervers au niveau de la réflexion éthique.

Le génie génétique est très souvent confondu soit avec les techniques procréatrices, soit avec le diagnostique prénatal et l'eugénisme, soit encore avec le clonage d'organismes vivants. Evidemment, dans tous ces malentendus, il y a une part de vérité, car le génie génétique, comme «technologie-clé», a rendu ces applications concrètes beaucoup plus précises - comme dans le cas du diagnostique génétique - ou même a servi à les rendre possibles.

Or, ces différentes techniques manifestent des ambiguïtés au niveau moral, non pas parce qu’elles sont liées au génie génétique mais plutôt parce qu’elles touchent, presque toujours indirectement, à des valeurs et des droits fondamentaux, tel que la vie humaine. Il s’agit donc de bien distinguer les différents niveaux des problèmes et de localiser avec précision leur lieu d’insertion et d’application sociale.

Il faut reconnaître avec ceux et celles qui critiquent âprement le génie génétique, que ce dernier ne constitue pas simplement un épisode de l’histoire des sciences de la vie mais bel et bien une sorte de «révolution scientifique», un changement paradigmatique. Les découvertes liées au génie génétique ont changé la «vision du monde» et la perception de phénomènes qu'on appelait «vie». Un tel changement n'est pas encore intériorisé ni chez les individus ni dans les collectivités, aussi peut-on toujours parler d’une «crise» liée à cette nouvelle technologie. Cette dernière n’induit pas nécessairement un changement de nos normes morales et valeurs fondamentales ; elle exige encore moins une nouvelle compréhension du phénomène moral en tant que tel.

Une technologie transversale

L’opinion publique fatigue à trouver une appréciation adéquate de cette technologie, non seulement parce que quelques-unes de ses applications lui font peur, mais aussi parce que cette technologie est fondamentalement transversale. Elle provoque en effet des changements importants de pratiques, dans des domaines très diversifiés. Cette réalité demande une grande élasticité dans l’évaluation morale, juridique et politique des différentes applications du génie génétique. J’en évoquerais quelques-unes parmi les plus connues, qui font l’objet du débat politique autour de la votation de juin sur l’initiative dite pour la protection génétique.

Dans le monde végétal tout d’abord. Le génie génétique rend possible la mise en nature de nouvelles plantes, de nouvelles graines et de nouvelles denrées alimentaires. Pour ce qui est de ce domaine d’application, on se dispute surtout sur la mise en nature de nouvelles plantes et sur le devoir de «déclaration» des denrées qui ont été objet d’un changement de leur patrimoine génétique.

Dans le monde animal, ensuite. Les animaux transgéniques, qui étaient au début pensés surtout en vue de l’alimentation, sont devenus maintenant un instrument primordial de la recherche biomédicale fondamentale et de l'application clinique (pensons seulement à la recherche sur le cancer ou à la possible pratique future des xénogreffes). Dans ce domaine, la discussion éthique sur le statut moral et juridique de l'animal est en cours depuis quelques années et a porté sur un consensus partiel autour du devoir de ne pas infliger des douleurs aux animaux sans raison suffisante (1). Pour les auteurs de l'initiative, le changement du patrimoine génétique des animaux représente une offense encore plus grande à leur égard.

Chez l'homme enfin. Le génie génétique rend possible une série d'interventions diagnostiques et thérapeutiques, qu'on peut synthétiser sous les mots-clés de diagnostique préimplantatoire, anténatal, postnatal, prédictif et de thérapie génique somatique et germinale (2).

Que faut-il éviter ?

Face à toute cette série de possibilités techniques dans les différents domaines cités, il faut avant tout éviter deux extrêmes : une seule attitude qui guiderait le jugement dans chaque application, sans discernement ; ou bien une parcellisation des jugements à chaque nouvelle possibilité. Vu que tout est lié avec tout, il est nécessaire de cultiver, d'une part, une attitude persistante et, d'autre part, un discernement spécifique pour chaque application. Tant l'éthique que le droit nous demandent une exigence de cohérence dans l’argumentation.

Il faut donc commencer par distinguer ce qui est spécifique au génie génétique et ce qu’il annonce de bien et de mal, sans que cela lui soit particulier. On ne peut pas nier que le désir du profit incontrôlé ou bien le danger de l'eugénisme et de la discrimination se manifeste aussi dans le domaine du génie génétique. Il faut évidemment critiquer de telles manifestations, mais non pas vouloir les ramener sans sens critique au génie génétique en tant que tel, perçu comme cause de tous les maux du siècle.

Il faut encore éviter les arguments sans issue, même s‘ils promettent à première vue de remporter un certain succès. Font partie de cette catégorie, les arguments d'autorité, les rappels «biblistes» ou se rappelant d'une formule qu'on pense ou interprète comme infaillible, comme la formule dite de la dignité de la créature (3) ; les arguments circulaires, dont les prémisses contiennent déjà les conclusions ; les arguments qui postulent une identité entre ce qui est naturel et ce qui est bon ; et enfin les arguments qui postulent une coïncidence factuelle et morale entre identité génétique et identité d'une personne.

Après avoir évité l’écueil de tels arguments, on peut déjà affirmer, de façon tout à fait générale, que le génie génétique n'est ni un bien ni un mal en soi, mais une technique qu'il faut juger à partir des circonstances dans lesquelles elle a lieu et à partir des conséquences qu'elle provoque, à courte et à longue échéances.

Regard sur les critiques

On assiste à des lectures très différentes des conséquences de l'application du génie génétique dans notre vie. Il y a des militants qui attaquent le génie génétique parce qu'ils refusent une vie accompagnée constamment par la technique. Ici, le génie génétique est mis en question avec une série d'autres techniques de pointe. Il en va de même pour les reproches féministes au génie génétique, qui soulignent comment une telle technique ne fait que reproduire les mécanismes de pouvoir des mâles sur les femmes et leur corps. Toutes ces critiques, même si elles contiennent un nœud de vérité, ne sont pas spécifiques au génie génétique.

Deux autres formes de critique nous portent déjà plus loin et méritent des précisions ultérieures. Une première souligne le fait que le génie génétique pourrait déranger les rythmes et les mécanismes inhérents au système écologique dans lequel nous vivons. Cette réflexion, qui touche surtout aux applications dans le monde végétal et animal, est tout à fait pertinente. Elle ne doit pourtant pas porter à une défense absolue de cette technologie mais à des stratégies de contrôle, basées sur les faits et non pas seulement sur les sentiments de peur.

Il en va de même pour les critiques au génie génétique faites à partir de considérations concernant la situation du tiers-monde. En effet, cette technologie pourrait soit alléger les inégalités entre le tiers-monde et les pays hautement industrialisés, soit les accentuer. Tout dépend des réglementations globales y relatives. Le débat sur les brevets dans cette matière supporte, dans cette perspective éthico-économique, une dimension tout à fait centrale.

Toutes ces approches contiennent donc leur part de vérité, à assumer sans absoluité ou sans trop sectoriser. Il faut donc, si l'on veut bien prendre en compte les dimensions éthiques de toute la problématique, regarder avant tout les conséquences factuelles que le génie génétique entraîne pour l'individu, la famille (très touchée par les possibilités du diagnostic génétique), l'habitat naturel et enfin pour les relations Nord-Sud. En même temps, nos choix devront tenir compte des conséquences idéales de cette technologie, c’est-à-dire celles qui touchent aux attitudes morales fondamentales et aux mentalités devant le vivant.

Législation difficile

Quel est dans ce domaine le rôle du droit et de la politique ? Quelle appréciation avoir du texte de l'initiative sur la protection génétique ? Non seulement l'éthique mais aussi le droit doivent essayer de prendre en charge une appréciation globale des conséquences du génie génétique. On est donc ici devant un instrument qu'il faut manier avec le sens de la différenciation.

Aux débuts du développement de cette technologie, les hommes de science se sont demandés si l'introduction de lois étatiques s’imposait ou s’il ne convenait pas mieux d’utiliser l'instrument plus maniable de l'autorégulation. L'expérience vécue pendant ces dernières années nous a montré les avantages et les inconvénients de l'autorégulation. Cette dernière est très précise, efficace et gagne aussi le pari de la vitesse. Mais, en même temps, elle a montré sa faiblesse structurelle, due au fait que les hommes de science ne peuvent pas être à la fois juges et parties (4).

Avant l'introduction de nouvelles lois, on a aussi pensé à la possibilité du soft-law et à la mise en place d’organismes consultatifs, comme les Commissions nationales d'éthique, prévues par des lois fédérales qu'on va discuter bientôt au parlement ou par des ordonnances qui vont prochainement entrer en vigueur.

Ces mesures n'ont pourtant pas suffit à rassurer une partie de l'opinion publique, qui a préféré offrir sa confiance à une initiative populaire qui prône l'encrage de la défense presque totale du génie génétique au niveau constitutionnel. Les auteurs de cette dernière ont choisi une stratégie déductive, à partir de principes déjà inscrits dernièrement dans la Constitution, comme celui de la dignité de la créature, en le radicalisant jusqu'à affirmer l'exigence du respect de l'intégrité des êtres vivants. Ainsi, tout ce qui touche à l’intégralité naturelle du vivant est considéré comme un abus et il n'est plus tellement possible de distinguer le bon grain de l'ivraie.

Ce qu'il nous faut, à mon avis, c'est plutôt la fatigue du détail et une réorganisation de la division difficile du travail entre les hommes de science, culturellement pauvres d'un point de vue juridique et politique, et une élite politique qui fatigue à «faire de la politique» avec des thèmes de ce genre. Le paquet législatif «Gen-Lex», réponse indirecte du gouvernement à l'initiative populaire, met en lumière les grandes difficultés d'une réglementation dans ce domaine et il risque de devenir un poids bureaucratique plus qu'un instrument d'assomption de responsabilité collective.

La réflexion théologique a sa place aussi dans ce domaine. Sa tâche n'est ni scientifique ni juridico-politique ni non plus éthique - dans le sens d'une proposition spécifique de normes «chrétiennes» -, mais l'ouverture d'un horizon de sens. A ce niveau, il faut éviter tant l'optimisme, qui verrait dans le génie génétique une sorte de poursuite du pouvoir créateur de Dieu, tant un pessimisme faussement chrétien, qui verrait dans cette possibilité technique une nouvelle usurpation de ce même pouvoir créateur. Les chrétiens devraient plutôt garder une sorte de «distance critique» envers tout nouveau pouvoir de l'homme, en sachant que nous sommes toujours, dans le bien et dans le mal, simul justi et peccatores.

A. B.

(1) Cf. à cet égard : A. Bondolfi, L'homme et l'animal. Dimensions éthiques de leur relation. Ed. Universitaires, Fribourg 1995.

(2) Pour une présentation en détail, A. Bondolfi, Gentechnologie und Medizin. Folia Bioethica, Genève 1992.

(3) Cette formule est assez peu connue en français, même si elle fait désormais partie de la Constitution fédérale (art. 24) et pose de nombreux problèmes d'interprétation sur lesquels se sont penchés surtout des spécialistes de langue allemande. Cf. en ordre chronologique : G.M. Teutsch, Die «Würde der Kreatur». Erläuterungen zu einem neuen Verfassungsbegriff am Beispiel des Tieres. Haupt Verlag, Bern 1995 ; I. Prætorius, P. Saladin, Die Würde der Kreatur. Hrsg. von Buwal, Bern 1996 ; E. Holenstein, Gott und die Würde der Kreatur in der schweizerischen Bundesverfassung. Forschungstexte der Professur für Philosophie, Zurich 1996 ; A. Bondolfi, W. Lesch et D. Pezzoli-Olgiati, «Würde der Kreatur». Essays zu einem kontroversen Thema. Pano Verlag, Zurich 1997 ; Ph. Balzer, K.P. Rippe, P. Schaber, Was heisst Würde der Kreatur ? Buwal, Bern 1997.

(4) Selon le texte classique de Justinien : nemo est judex in causa sua.