☰ Menu

Psychologie et Ethique médicales

Des mots, du psychologique, du social, et de l’institution d’apprentissage

Jean-Gilles Boula
Chargé de recherche - Fondation Genevoise pour la Formation et la Recherche Médicales

La perspective d’apprendre, de chercher à comprendre et à connaître, articule de tout temps le rapport d’un mot avec l’espace d’investigation que ce mot défriche, et le rapport du concept  nouveau avec le contexte des problématiques à poser que suscite le nouveau dispositif langagier. Un établissement supérieur d’apprentissage est à la fois ce lieu où prennent corps des migrations de sémiologies et de sémantiques, des changements de paysages mentaux, des déplacements de sens dans un mouvement qui à lui seul définit ce qu’est apprendre. Ce remue-ménage ne se fait pas sans susciter des résistances psychologiques sous la forme de schématismes rétifs au changement et aux nouvelles grammaires de sens. Ce dont nous doutons est qu’il soit vrai qu’on puisse tout dire avec les mots les plus simples, évitons que cette antienne si arrogante et grosse de ses certitudes ne nous abuse de son simplisme. « La dénomination affirme un droit à l’existence », nous rappelle Georges Gusdorf, « ce sont les mots qui font les choses et les êtres, qui définissent les rapports selon lesquels se constitue l’ordre du monde »[1]

Nul doute que chaque espace vit de sa belle langue : la rue a la sienne, le bistrot et les soirées « sympas, chouettes » d’une mondanité sûre de ses références empiriques. Mais une « école » qui a pour matériau d’étude  l’orientation, souvent inattendue, du psychologique et du social, ne peut faire l’économie, nous semble-t-il, de s’intéresser aux significations à fleur des discours et des productions langagières que les différents acteurs de la scène d’apprentissage et de la scène sociale charrient, à commencer par les plus communes. La conscience spontanée aime à croire que le langage exprime le réel, qu’il vient doubler notre perception du monde pour que nous puissions le penser et manier la réalité ainsi posée dans l’esprit et les conversations. « Le sens commun émousse le sens propre des mots. Les mots de chacun ne deviennent les mots de tous qu’en perdant leur intention, en se dégradant progressivement, comme se ternit une monnaie neuve et brillante une fois mise en circulation. Au lieu de coïncider avec la valeur, le mot n’est plus que l’étiquette. »[2] Les significations ne sont pas des contenus, c’est-à-dire des substances étrangères à la forme du langage, et ne peuvent s’y réduire. La langue ne connaissant pas d’éléments préétablis comme une certaine idéologie du « parler simple » veut nous le faire accroire, le langage tout à l’inverse opère, transforme, crée et organise toute expérience humaine. Il est le lieu du travail des rapports de sens toujours à renouveler. Ainsi dans le langage, s’institue, en même temps que des possibilités de représentation, une présence responsable de nous-même au monde. A cet égard, les schématismes de la pensée sont sémantiques, et en un moindre galbe, peu innocents.

En effet, lorsque j’écoute quelqu’un me parler, je ne suis pas seulement renvoyé par ses paroles vers les choses comme par une désignation extérieure, un geste simple. Je suis convié à comprendre de l’intérieur un certain champ de présence humaine (avec ses multiples coordonnées historiques, culturelles, sociales et personnelles). Omettre cela même qui nous constitue, c’est introduire, dans nos raisonnements, de faux immédiats, du faux réalisme, c’est-à-dire un réalisme abstrait au centre duquel se love le fétichisme du vécu et de la compréhension sans effort.

Il est vrai que la terminologie occupe le devant de la scène des apprentissages quels qu’ils soient. Et plus particulièrement dans les sciences humaines, les apprentissages à l’université ou dans une école, ont un enjeu lié à un contexte qui lui-même n’est ni informe ni neutre,  comporte des configurations particulières de sens et dont le propos est de situer les modalités selon lesquelles le sens psychologique et social se grippe, de faire l’inventaire des efficiences possibles, et d’opérer des choix de prise en charge les plus appropriés. Pourquoi les questions posées aux manières de dire le sens, de le déchiffrer, de le désensabler, bref de le nommer, restent-elles impensables, et des possibilités de gain d’information inaperçues ? La difficile terminologie des pathologies médicales, des sciences anatomiques et physiologiques, de la sémiologie médicale et/ou psychiatrique, des techniques diverses, mâtinée de préfixes et de désinences grecs et latins, ne semble heurter personne. Pourquoi diable toute terminologie nouvelle touchant aux sciences humaines suscite-t-elle tant d’hostilité, voire d’unanimité contre elle ? Il nous semble que ce qui est en jeu ici tourne autour de la difficulté de dés-adhérer des modes habituelles de pensée que souvent la nouvelle terminologie trouble. Les adhérences sont différentes, les difficultés aussi. L’adhésion à une pure technique est muette, tandis que l’adhésion à un nouvel ensemble de données dans les sciences humaines force au déplacement  des anciennes organisations mentales du sens. « Nommer, c’est appeler à l’existence, tirer du néant »[3]

L’institution du langage étant la « première institution sociale où toutes les autres s’originent et s’inscrivent », selon l’élégante expression de Jacques Sticker (in « Corps Infirmes et Société », PUF, Paris, 1983), mettre en question le langage revient à mettre en question l’assise psychologique et sociale de nos actes et de nos productions symboliques, c’est-à-dire de nos valeurs. L’adoption d’une terminologie propre aux sciences psycho-sociales n’est donc nullement insignifiante. Etudier le psychologique et le social, c’est en réalité étudier des phénomènes, faire de la « géologie », c’est-à-dire faire voir les couches sédimentées de sens, au moyen de rapports constants entre expressions variables, renvoyant à une infinité d’expressions possibles, et constamment informées par de nouvelles connaissances, mieux, par des connaissances renouvelées. Le langage ne saurait donc être une réalité pleine, mais une sorte d’unité double comme l’alternance du plein et du vide, du positif et du négatif, c’est-à-dire l’inquiétude humaine. « L’inquiétude sur le langage est toujours contemporaine d’un désétablissement de l’homme, d’une rupture avec le monde, qui exige un retour à l’ordre, ou l’établissement d’un ordre nouveau. Mettre de l’ordre dans les mots, c’est mettre de l’ordre entre les pensées, mettre de l’ordre entre les hommes… »[4] Le signe linguistique ne renvoie pas à une chose, mais à un rapport, comme nous l’avons montré plus haut. C’est ce rapport qu’on appelle souvent une idée, un concept : alternance des termes positifs et négatifs, ce qu’on peut considérer comme la loi du désir humain (avoir et ne pas avoir), et qui constitue, nous semble-t-il, le substrat de toute entreprise d’apprentissage et de connaissance. « Toute réforme importante, toute révolution exige un renouvellement du vocabulaire. On n’a pas transformé les hommes aussi longtemps qu’on n’a pas modifié leur façon de parler ».[5]

Si le psychologique et le social étaient faits de tant d’évidences telles que les mots habituels soient les seuls susceptibles de les dire dans une institution de formation, pourquoi apprendrait-on ? Et qu’apprendrait-on à l’ombre de tels parasols où chaque perception est déjà remplie, où il n’y aurait plus subjectivement d’espace vide ni de temps vide pour de nouveaux contenus perceptifs appelés « informations  ou connaissances » ? Et surtout que cache cette allergie sélective contre la terminologie inhabituelle ? La notion d’inconscient ne revient-elle pas en effet à désespérer du sens commun qui n’a de cesse de se constituer en bouillon de culture de points aveugles, vite cristallisés et agglutinés en psychorigidité, matrice de toutes les dérivations délirantes conduisant à la psychopathologie, au social dégradé, quand celles-ci n’inhibent pas l’appétence de la connaissance dans le processus d’apprentissage ? Le refus de la novation ou de la nouveauté pour s’agripper aux productions obsolètes du langage, le refus des remises en question commence toujours par des discours agressifs contre le vocabulaire et les concepts nouveaux. Nous entendons par remise en question la mise en regard du concept froid (par définition) et du vécu chaud vite précipité et mis à mal, afin qu’advienne une nouvelle subjectivité, plus libre celle-là. « Le passage du possible au réel apporte la mesure effective de chacun, par-delà l’inconsistance des rêveries. Il n’y a pas, en ce sens, d’écart entre le langage et la pensée, car le langage est la pensée : une pensée mal exprimée est une pensée insuffisante. »[6]

Certaines difficultés d’existence dues à la maladie, ou au mal à dire, comme aimait à le répéter Jacques Lacan, sont souvent synonymes d’erreurs du langage, c’est-à-dire du sens, du point de vue de l’analyse sémiologique et sémantique dans son acception la plus large. Comment le soignant prétendrait-il aborder ces situations difficiles si l’apprenant n’a pas lui-même la mobilité suffisante dans ses propres attaches de sens ? Ce nomadisme souhaitable dans la diversité des univers de sens parlables et signifiants commande une attitude face au langage, et derrière lui ce qu’il fait voir : appelons-la « curiosité » pour vite faire schéma. Certes les mots peuvent être trompeurs, mais ce fait précisément dicte la nécessité de souffler la cendre qui constamment les couvre.

Est-ce qu’un mot fait apparaître du sens, ou un autre sens plus fécond ? C’est, nous semble-t-il, la seule question intelligible voire intelligente de morale face à la nouvelle terminologie, si nous voulons faire un pied de nez aux galimatias délabrés du sens commun à propos de la c-o-m-m-u-n-i-c-a-t-i-o-n. La communication pour un enseignant dans un centre de formation est avant tout enseignante. Or, dans les sciences humaines, ce qui n’ébranle ni ne remet en question, n’enseigne pas. Si la société et les individus prennent forme dans le langage qu’ils se donnent, et si notre attitude devant les concepts détermine notre comportement devant le bouillonnement de sens qu’instaure la pratique langagière, une étude du tissu conjonctif social qu’est cette dernière ne saurait se méprendre sur son objet : l’institution du sens, le langage étant la forme des formes de sens à saisir. Le problème de la fécondité dont implicitement traitent les nouvelles organisations terminologiques, et qu’arpentent les nouveaux concepts, revendique une grande dépense polémique, car les comportements conservateurs et rétrogrades sont agressifs au déplacement du sens dans la langue, tandis que les comportements ouverts et féconds vivent des mots et des concepts nouveaux comme de véritables appels d’air dès lors qu’il s’agit d’apprendre et de réorganiser les paysages sémantiques. Les mots et les concepts nouveaux constituent ainsi une puissance négative à l’égard de l’évidence trompeuse et des schèmes socioculturels qui ont trop servi, et dont ils nous détachent pour nous renvoyer au possible.

Le père de la linguistique moderne, Ferdinand de Saussure, tenait pour incontournable le fait que « dans une langue, il n’y a que des différences ». Apprendre, ne serait-il donc pas mettre en scène des procédés de différenciation ? Ce qui ne manque d’aboutir à de nouveaux concepts, c’est-à-dire, à une terminologie qui ne cesse de se renouveler. Apprendre, c’est principalement être capable de désapprendre, de passer des mots signaux figés aux mots signes errants, c’est par conséquent se rendre capable de mettre en question le langage reçu et lui en substituer d’autres plus libérateurs, plus féconds, et frayer ainsi la voie d’accès à de nouveaux territoires et effets de sens. La qualité de l’apprenant ou de l’étudiant se mesure à cette capacité-là surtout. Interroger le psychologique et le social, et leurs microsillons, c’est constituer la géographie des sens qui les parcourent par une attention particulièrement alertée aux productions d’énoncés, au langage tout court. Le lieu de ces ambitions aussi légitimes que troublantes me semble, à l’évidence, l’institution d’apprentissage. Aussi nous est-il conseillé de jouer avec les mots et les concepts avant que ceux-ci ne jouent de nous : c’est tout le mal que nous puissions nous souhaiter.

Et à quoi peuvent donc bien servir ces livres que nous appelons « dictionnaires » et qui ornent nos bibliothèques ? La question ne nous semble pas saugrenue…… 

Bibliographie

[1] Georges Gusdorf : La parole, p. 41 PUF. Paris 1977
[2]                   opus cité   p. 44.
[3] Gusdorf, Georges :   p. 41 PUF. Paris 1977   
[4] Gusdorf, Georges:  -   opus cité   -
[5] Gusdsorf, Georges -    opus cité  -
[6] Gusdorf, Georges :  -  opus cité  -  p.87.