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Psychologie et Ethique médicales

 Responsabilité et éthique dans les soins : quelques aspects

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours – ISIS ( et Université de Bobigny - Ecole des cadres de santé -Université Paris 13)

Le domaine de l’éthique étant celui de l’action, c’est-à-dire celui du choix préférentiel de l’action destinée à répondre à la question de l’autre, notre tâche première est d’asseoir rationnellement les éléments qui fondent ce choix, afin d’échapper à la morale de la conviction, au narcissisme de la conscience morale qui entraîne toutes sortes d’actions équivoques, narcissisme qui s’exprime par des expressions telles que « ceci va contre mes principes, mes valeurs », « ceci ne regarde que moi et ma conscience, et personne d’autre ». L’éthique dont il s’agit ici est avant tout combat contre la bonne conscience, proche de « la belle âme » plus soucieuse d’elle-même que d’autrui. L’absence de fondements réfléchis, le défaut de raison, le caractère purement subjectif des convictions morales ou de la conscience morale, le narcissisme obtus et l’ignorance ne peuvent servir de justification éthique d’une action à l’adresse d’autrui, surtout si la condition d’autrui est celle d’un être exposé et rendu vulnérable par la maladie. Il possède le caractère précaire, vulnérable, révocable – le mode tout à fait particulier du périssable – propre à tout être humain vivant, auquel se laisse appliquer quelque chose comme une protection. Prendre conscience de cette vulnérabilité avérée et visible du malade, et l’insatisfaction causée et ressentie par cette prise de conscience sont, nous semble-t-il, les sources de ce qu’il convient d’appeler « la réflexion éthique ». Le but de cette conférence n’est sûrement pas d’être exhaustif sur un thème aussi vaste que « Responsabilité et éthique » qui pourrait facilement constituer un sujet de débat pendant des jours. Aussi la dernière partie de notre titre aurait-elle intérêt à être soulignée. Nous nous proposons, en fait, modestement, de jeter des pistes de réflexion sur ce que responsabilité et éthique veulent dire dans les soins.
Que veut dire au fond « être responsable » ? « La responsabilité, nous rappelle le philosophe allemand Hans Jonas, est la sollicitude, reconnue comme un devoir d’un autre être qui, lorsque sa vulnérabilité est menacée, devient un  "se faire du souci » , ou comme il le dit autrement dans l’édition allemande, « la responsabilité est le souci, reconnu et accepté comme devoir, de l’être autre que soi, souci qui se transforme en " préoccupation " lorsque la vulnérabilité de cet être est menacée. Potentiellement, cependant, la peur est déjà présente dans la question originelle, par laquelle l’on peut se représenter comme le point de départ de toute responsabilité active : que va-t-il lui arriver, si je ne veuille pas sur lui ? » . L’archétype intemporel de toute responsabilité est à cet égard celle (responsabilité) des parents à l’égard de l’enfant. Elle est un archétype du fait de son évidence immédiate. Ici le concept de responsabilité implique celui de devoir, pour commencer le devoir-être de quelque chose (le devenir de l’enfant), ensuite celui du devoir-faire de quelqu’un en réponse à ce devoir-être. Nous pouvons substituer l’enfant à la personne malade, car la vulnérabilité de l’enfant fait écho à celle du corps malade, en tant qu’elle implique le devoir-faire du soignant en réponse à son état. Le droit interne de l’enfant comme celui du malade a donc priorité. Seule une revendication immanente à l’être de l’enfant, autant qu’à l’être du malade peut fonder objectivement l’obligation d’une causalité d’être transitive (allant de parents à l’enfant, du soignant au malade). Si le devoir-être de l’enfant ou du malade ne peut être mis en évidence, l’éthique comme préoccupation se trouverait en mauvaise position. Le « est » factuel (l’enfant est, le malade est) coïncide à l’évidence avec un « doit ». Le nouveau-né dont la simple respiration adresse un « on doit » irréfutable à l’entourage, à savoir : « qu’on s’occupe de lui ». Nous disons irréfutable et non irrésistible, car nos structures et complexions psychologiques sont capables de résister à la force de « on doit », en faisant la sourde oreille à l’appel de ce « on doit », par exemple l’abandon des enfants, y compris l’abandon légal, le nourrisson étant incapable de demander « occupez-vous de moi ». D’ailleurs une demande, même émouvante, n’oblige pas encore. Toute commisération, toute miséricorde, ou quelque autre sentiment n’entrent ici en jeu. Loin de tout moralisme, le fait que l’enfant soit là inclut un devoir pour lui. Nous pouvons étendre cette remarque à toute personne – en ce qui nous concerne, le malade – ou existant ontique (comme on dit en philosophie), à savoir que considérer un patient inclut de manière immanente et visible de la part du soignant un devoir pour lui.
« Que va-t-il lui arriver, si je ne m’occupe pas de lui ? », avions-nous posé, pour signifier par là que la peur fait essentiellement partie de la responsabilité. Mais non pas la peur qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir. Cette peur dont nous parlons est celle qui a pour objet ce qui peut arriver à l’objet de la responsabilité (ici l’enfant ou la personne malade), en tant qu’il est un objet vulnérable pour lequel il est donc possible de craindre quelque chose. Ce qui, dans le cas déterminé du patient ou de l’enfant, nous motive à faire nôtre cette peur comme notre propre crainte, et à la transformer en devoir agir. En d’autres termes, il ne peut y avoir de responsabilité à portée éthique sans peur de ce qui peut arriver à l’autre « si on ne s’occupe pas de lui », ou tout simplement ce qui peut arriver à toute structure lestée d’un coefficient de vulnérabilité. Outre les personnes ce pourrait être une institution, l’équipe de travail, la gestion d’un service, etc. Plus ce qui est recherché (i.e. le sort de l’enfant, la possible guérison du malade ou quelque autre objectif) se situe loin dans l’avenir ou est éloigné de notre propre bien-être ou de notre malheur, ou encore non familier dans son genre, alors plus la lucidité de l’imagination et la sensibilité du sentir, de notre sentir, doivent être délibérément mobilisées à cet effet : une heuristique de la peur (c’est-à-dire un dispositif méthodologique issu de la peur servant à découvrir) qui dépiste le danger devient nécessaire, qui non seulement nous dévoile et nous expose une situation, un objet inédits comme tels, mais qui nous éduque à l’intérêt éthique et à la responsabilité.

Dès lors, nous pouvons affirmer que la préoccupation éthique a besoin de la représentation du mal susceptible d’arriver à tel patient (source d’insatisfaction pour le soignant appelé à agir), tout autant que la représentation du bien, plus encore quand celui-ci devient ou est devenu flou à nos yeux, et qu’il a besoin d’être d’abord précisé par la menace anticipée du mal, car, disions-nous ailleurs, « pour la question éthique sont exigibles l’information, le savoir, la réflexion, et, surtout, des critères valables pour l’action. Toute personne repliée sur ses propres tendances ne sait, en effet, ni juger ni préférer, préalables incontournables de la réflexion et de l’action éthiques » .

A celui ou à celle qui estime que la peur est indigne du professionnel, on ne peut confier notre sort. L’éthique et la responsabilité commandent le souci du devenir de l’autre, et la conscience de la menace anticipée du mal qui peut lui arriver, et surtout la responsabilité devenue nôtre de nous occuper de lui pour lui éviter un tel mal. En éthique ce n’est pas la loi morale qui motive l’agir moral, comme on le croit trop naïvement, mais bel et bien la capacité d’être affecté par la condition qui est faite à l’autre. Pour ce faire, plus qu’une simple impulsion, le sentiment moral réclame une autorisation venant d’au-delà de lui-même : il doit s’appuyer sur le fondement rationnel de ce qui nous oblige et reposer sur le principe légitimant et partagé universellement derrière la revendication du simple « on doit » qui oblige. En effet, comment et pourquoi quelqu’un assumerait-il une responsabilité s’il n’y avait pas un tel fondement rationnel? La réponse à cette question devra revenir au côté subjectif de l’éthique, la réponse devra s’adresser à la volonté des êtres humains.

Mais il faut aussi un fondement psychologique ayant pour fonction d’ébranler le vouloir. Certes dans les soins, très souvent, la psychologie semble privilégiée au détriment de la raison et son terme ultime qui est la décision responsable. S’il y a à cet égard le danger d’un psychologisme des valeurs, c’est que la réduction de tout jugement de valeur à un problème psychologique de motivation nous apparaît irresponsable. « Psychologiser est de manière prédominante problématique et mauvais, quand il est utilisé pour masquer le besoin d’un alibi ; psychologiser est de manière prédominante non problématique et bien quand, réveillant un sens de la finitude, il est utilisé pour étancher la soif de réalité ». L’heuristique de la peur peut être vue comme une bonne psychologisation dans le sens où elle « réveille un sens de la finitude » et « étanche la soif de réalité ». En tant que mesure de notre volonté, la valeur éthique signifie seulement une mesure de notre empressement à agir, non une mesure de notre devoir d’agir. Si nous pensons à la valeur éthique seulement dans une perspective psychologique, c’est-à-dire si nous comprenons la valeur dans le sens d’une motivation, la valeur signifie seulement que quelque chose est valable pour nous. « Or, en valoir "réellement" la peine, cela doit vouloir dire que l’objet de ma peine est bon, indépendamment de mes penchants. » Dans les soins nous pouvons avancer que le soignant, pour travailler selon une éthique responsable doit pouvoir poser a) l’utilité objective d’un acte de soin en vue d’une finalité ou d’un but, b) poser rationnellement la finalité ou le but en soi d’une valeur, et c) la mesure d’une volonté subjective. L’horreur d’une "déformation" anticipée du patient, de sa déchéance, et la certitude intuitive qu’une telle "déformation" ou déchéance ne doit pas devenir réalité, marquent conjointement le champ de l’évidence morale et de la responsabilité. Soigner devient dans ce cas de figure anticiper tous les futurs possibles du patient ou tout simplement de l’être humain souffrant, ayant constamment dans l’esprit de devoir toujours peser quelles conséquences de nos propres actions ne sont pas désirables. La condition préalable pour une éthique de la responsabilité consiste chez le soignant à concentrer son intérêt sur les conséquences possibles et néfastes, le malum, de ses actions de soins. La responsabilité est toujours responsabilité pour le futur. Le soignant ou la soignante voit que tel ou tel futur anticipé ne devrait pas devenir réalité. Le côté objectif de la responsabilité est toujours fondé sur le côté subjectif, sur l’évidence d’être responsable.
La responsabilité, peut être pensée selon notre schéma, à savoir que l’aspect pratique des soins dans l’exercice professionnel constitue la connaissance empirique. Celle-ci a nécessairement besoin de la connaissance intellectuelle, cet arsenal de concepts et de propositions qui doivent servir de base pour l’exercice de compréhension fine exigible à chaque soignant, sorte de socle commun permettant des échanges entre collègues et tous les acteurs de la santé autour des patients, précisant par là que la pratique des soins est une activité collective dont les termes sont à fonder en raison. Ceci signifie qu’une norme de valeur ne peut être moralement justifiée que dans la mesure où elle obtient un consensus général. Etablir en intelligence le bien fondé des actes déployés, peser le pour et le contre de telle ou telle démarche, argumenter en s’adossant à l’intelligence des autres partenaires de la scène médicale constitue le passage obligé de la connaissance rationnelle de celle ou de celui qui a à décider pour le devenir de la vie dont il a à s’occuper. La connaissance responsable donne précisément les garanties d’une décision permettant d’éviter le mal qui pourrait arriver à autrui. Si le patient est l’objet essentiel de la responsabilité éthique, celle-ci s’étend à toutes les structures ou à tous les dispositifs qui l’organisent : être responsable de ses actes, c’est aussi être responsable des conditions de possibilité de ceux-ci, qu’il s’agisse de l’institution, de l’équipe, du cadre dans lesquels on travaille. L’heuristique de la peur dont nous avons parlé s’applique à tout cet ensemble. Les quatre opérations de la conscience intentionnelle, à savoir la connaissance empirique, la connaissance intellectuelle, la connaissance rationnelle, et la connaissance responsable, doivent être pensées dans cet ordre. Si le professionnel se contente de la seule pratique

1. Expérimenter 2. Comprendre 3. Juger 4. Décider
actes professionnels
et/ou infirmiers
percevoir
voir
toucher
éprouver
...

recueil des données
internes et externes

  chercher
saisir
concevoir
exprimer
élaborer
formuler
  réfléchir
vérifier
peser le vrai et le faux
prononcer un jugement
affirmer
évaluer
  délibérer
choisir
assumer comme valeur
décider
agir
exécuter
     
Connaissance empirique Connaissance intellectuelle Connaissance rationnelle Connaissance responsable

- - - - - - - - - « la basse continue » - l’heuristique de la peur - - - - - - - - - - - - - - - - -

sans prendre en considération ni la connaissance intellectuelle, ni la connaissance rationnelle, il va sans dire que les décisions que le soignant prend alors peuvent devenir vite irresponsables, car sans fondements. L’irresponsabilité ne consiste pas à avoir de mauvaises intentions, mais à écarter toute démarche intelligente de sa pratique. Les bons sentiments et les bonnes intentions sont insuffisantes pour la responsabilité bien comprise. La loi morale m’impose comme obligation ce dont l’intellection me montre que de soi cela mérite d’être et que cela a besoin de notre performance. Pour que cela m’affecte de manière à ébranler la volonté, je dois être capable d’être affecté par de telles choses. « Or l’essence de notre nature morale implique que l’appel, tel que l’intellection nous le transmet, trouve

1. Expérimenter 2. Compréhension nulle 3. Jugement absent 4. Décision infondée
actes professionnels
et/ou infirmiers
percevoir
voir
toucher
éprouver
...

recueil des données
internes et externes

           
         
Connaissance empirique Connaissance I intellectuelle absente Irrationalité  Irresponsabilité r

une réponse dans notre sentiment. C’est le sentiment de responsabilité. » Mais ce sentiment de responsabilité n’est nullement inspiré par une bonne volonté naïve, dont l’auto-assurance immédiate ne réclame aucune légitimation ultérieure – une subjectivité à ce point comblée pourrait agir totalement de son propre cru, c’est-à-dire en se laissant guider par le sentiment. La face objective et rationnelle ne saurait jamais posséder pareille autosuffisance.
Au total, le défaut de compréhension qu’informe cette allergie tant courue à l’intellect, au concept, au langage, à l’argumentation, au travail d’équipe, au collectif, c’est cela qui est proprement irresponsable, en tant que ce défaut occulte totalement le devenir de la personne souffrante. Cette irresponsabilité est aussi la violence faite à l’autre, déjà vulnérabilisé par sa maladie. L’obstacle à la responsabilité est sans nul doute cet égocentrisme de la complexion psychologique du soignant qui se contente de l’appréhension seulement émotionnelle de la situation de soins, en faisant fi de tout « penser ». L’irresponsabilité vis-à-vis du devenir du corps malade est aussi, par un effet boomerang, une irresponsabilité vis-à-vis de soi.
L’exercice professionnel n’étant plus une expérience dans l’acception étymologique du terme (ex - perire , traverser le danger) par quoi tout apprentissage professionnel s’organise, celui-ci devient dangereux à l’égard du contexte qui comprend le malade.
Le bien-être, l’intérêt, le sort du malade ou de la structure institutionnelle a été remis entre nos mains du fait des circonstances ou d’une convention, ce qui veut dire mon contrôle sur cela inclut en même temps mon obligation pour cela. Exercer le pouvoir sans observer l’obligation est alors « irresponsable », c’est-à-dire une rupture dans le rapport de confiance de la responsabilité. Une claire délimitation du pouvoir ou de la compétence fait partie de ce rapport. Un soignant est responsable des patients qui lui sont confiés. Il agirait de façon irresponsable, si obéissant au médecin ou à l’instance hiérarchique, c’est-à-dire à l’homme de pouvoir, il agissait contrairement à son avis éclairé, par exemple cautionner un comportement inadmissible de violence vis-à-vis des malades, bien que sous un autre rapport (celui du soignant comme simple employé), il ait « des comptes à rendre », et que son irresponsabilité obséquieuse puisse être récompensée par la hiérarchie, tandis que sa responsabilité désobéissante puisse être punie. Des cas de ce genre se rencontrent dans les soins. L’exemple du cas d’euthanasie dans un hôpital à Besançon récemment est assez parlant.

Conclusion

Nous avons voulu montrer la manière dont un rapport éthique véritable vit avant tout de responsabilité, c’est-à-dire de la capacité qu’ont les soignants de répondre des situations dans lesquelles ils se trouvent. L’intention morale propre à la réflexion éthique se donne comme bonne volonté qui se fonde en raison. Il est à établir au service de quelles fins les professionnels de la santé veulent mettre en œuvre la raison. Ces fins s’ordonnent en fin de compte autour du devenir de la personne malade, ou de toute structure périssable. La morale conventionnelle ne nous est d’aucune utilité parce qu’elle est paresseuse, passive et sans imagination. Cette imagination sans réflexion tourne aisément au délire de puissance incapable de fonder une responsabilité et une éthique valable. L’heuristique de la peur est ce qui fait de l’éthique et de la responsabilité une seule et même chose, c’est-à-dire une éthique de la responsabilité où le « pourquoi » - la situation que vivent les malades - se trouve en dehors de moi, mais dans la sphère d’influence de mon pouvoir de soignant : la cause (celle du malade) devient la mienne parce que le pouvoir est le mien et qu’il a un lien causal précisément avec cette cause.

Bibliographie

CONCHE, M. Le fondement de la morale, Editiond de Mégare, Paris, 1993
JONAS, Hans. Le principe responsabilité, Flammarion, Paris, 1979
LAVELLE, L. Conduite à l’égard d’autrui, Albin Michel. Paris, 1957.
JANKELEVITCH, V. Traité des vertus, Bordas, Paris, 1949.
LEVINAS, E. Le temps et l’autre Fata Morgana, Paris, 1979
MISRAHI, R. Qu’est-ce que l’éthique ? Armand Colin, Paris, 1997.
RICOEUR, P. Philosophie de la volonté, Aubier, Paris, 1960.
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