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Psychologie et Ethique médicales

Le sens du soin

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours – ISIS (et Université de Bobigny - Ecole des cadres de santé -Université Paris 13)

Cela va sans dire, le soin s’ordonne autour du binôme soignant/soigné. Pour le dire autrement, c’est la présence de l’objet du soin (le soigné/patient) qui, à partir de sa souffrance, crée ou institue l’acte de soin et le soignant, dans le même mouvement. Par ordre d’apparition l’objet du soin / le patient est premier, viennent ensuite les actes de soins, c’est-à-dire la science infirmière, qui à leur tour commandent l’agent-soignant qu’est l’infirmière. Mais nous pouvons aussi comprendre l’expression « sens du soin » dans l’acception de vectorisation, ou d’orientation. Et si le soin est essentiellement vectorisation, nous pouvons formuler notre préoccupation du « sens du soin » de la manière suivante : où va le soin ? à quoi se destine-t-il ? vers quelles fins mène-t-il ? quels objectifs lui assigner ? Quels buts le soignant poursuit-il ? Et au nom de quoi le fait-il ?

Partir du « souffrir » du patient, de la maladie, de la personne souffrante s’impose. Georges Bataille aimait à dire que « le dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens, mais « les besognes des mots », pour souligner précisément qu’un dictionnaire est au service des emplois des usages fonctionnels des mots définis, ce qui permet de confirmer le savoir d’une langue – et la profession infirmière a une langue qui lui est propre – dans sa valeur principalement de communication. A cet égard, le « soin » est un vocable en besogne, un mot-valeur dont il s’agit de définir et la besogne et la valeur. De quel besogne s’agit-il ? que peut valoir sa valeur ? Quelle besogne prescrit le « souffrir » ou « la souffrance » ?

Accordons-nous pour réserver le terme douleur ( en quoi consiste le désordre du corps vivant appelé maladie) à des effets ressentis comme localisées dans les organes particuliers du corps, ou dans le corps entier, comme nous y invite le philosophe Paul Ricoeur ; et le terme souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement, toutes choses que nous considérerons tout à l’heure. La douleur purement physique n’est qu’un cas limite, car en réalité elle ne va pas sans douleur psychique, comme l’est sans doute aussi la souffrance supposée purement psychique, laquelle va rarement sans quelque degré de somatisation. Ce chevauchement n’est pas sans, car il explique les hésitations du langage ordinaire : il n’est pas rare d’entendre parler de douleur à l’occasion de la perte d’un être cher, et de déclarer souffrir de céphalées, ou de tel mal physique (plaie, mal de dent…). Les deux sémiologies que déclinent les termes douleur et souffrance constitueront la matrice du « sens du soin » que nous allons développer.

Nous proposons de répartir les phénomènes du souffrir selon quatre axes :

  • L’axe biomédical que les anglo-saxons appellent « disease » dont une des manifestations est la douleur.
  • L’axe agir-pâtir, pour reprendre la terminologie de Paul Ricoeur, selon une économie psychologique de l’altération du rapport à soi, de la diminution dans les registres de l’estime de soi, de la parole, du récit, de l’action proprement dite. Paul Ricoeur tient ces registres pour des niveaux de puissance et d’impuissance : c’est ce que les anglo-saxons nomment « illness », car les agissants sont nécessairement souffrants.
  • L’axe agir-pâtir recoupe bien entendu l’axe du rapport du patient à autrui, car la diminution des registres de la parole, du récit et de l’estime de soi rend le rapport Soi/Autrui difficultueux, voire impossible. L’absence de ces registres met à mal la nécessaire reconnaissance que socialement le patient attend, ou est en droit d’attendre. C’est ce besoin de reconnaissance que traduisent les différentes formes de plaintes du malade, jusque et y compris le cri et les gémissements qui sont appels à autrui. Les anglo-saxons baptisent cet aspect de la maladie de « sickness »
  • Le quatrième axe organise la question du sens, immanquablement posée par la souffrance. Or cet axe est transversal des trois autres . Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi mon enfant ? Un faisceau de questions qui induit le problème de la « poena» (punition), d’où découle l’expression « exécuter la peine » pour les personnes condamnées par les tribunaux, « la peine » dans le sens de « punition ». Jacques Sticker dans « Corps infirmes et société »  montre à l’envi le lien qui avait souvent été fait au moyen âge entre souffrance et culpabilité. Nous voici plongés dans la dimension métaphysique de la maladie.

Le sens du soin se détermine donc face à ces quatre axes.

A) L’axe bio-médical vise autant un ensemble de connaissances déclaratives relatives à un domaine donné (concepts, propositions spécifiques, et ensembles de propositions inter-reliées, que des connaissances procédurales (procédures, méthodes…) dans un entrelacs de stratégies cognitives et méta-cognitives. Nous ne développerons pas cet aspect de la réalité bio-médicale, car il exigerait de longs développements touchant aux sciences cognitives. Mais nous tenons à souligner que par l’intermédiaire du concept, l’infirmière peut, en effet, ranger l’univers biologique dans des rubriques logiques bien ordonnées. A ce premier carcan conceptuel, nécessaire certes, mais non suffisant, nous opposerons le soin comme pratique de la caresse.

Qu’est-ce à dire ? La plupart du temps, la main s’ouvre, déploie ses doigts vers le dehors, en une sorte d’éclatement, transcendance vers le monde. Mais lorsqu’elle atteint et rencontre le monde, objet ou sujet, chose ou être humain, les doigts ne se referment pas en une prise, en une emprise, en un « main-tenant », les mains restent tendues, ouvertes. C’est ainsi que la main devient caresse. La caresse s’oppose à la violence de la griffe – le mot allemand qui dit le concept, Begriff, fait résonner cette signification d’emprise jusqu’à l’association phonique entre le français et l’allemand où le Begriff se laisse entendre dans la violence de la griffe. Le français donne aussi à entendre le prendre dans l’ « apprendre », le « comprendre », saisir une idée. Notre premier sens, notre première orientation, du mot soin est donc la « CARESSE ». Elle devient pour nous le paradigme de la modalité du soigner. Tandis que le monde du concept – Begriff - . prise ou emprise, est le monde du main-tenant, ce qui est annulation de fait de la possibilité du temps. Le monde du concept, propre à la science bio-médicale, est toujours présent comme quelque chose de représentable, d’installable, de communicable, d’explicable, d’accumulable. Tous ces mots indiquent que le monde est déterminé à partir d’une mise en place incessante de toutes les choses, toutes les données, pour que « les yeux, la main, et le pied sachent les trouver » (Abécassis). Le monde du « main-tenant » est capable de saisir le réel ou, en tout cas, s’en donner l’illusion. Les concepts bio-médicaux de la pratique infirmière énoncent le mot « main-tenant » comme temporalité de la prise, du concept, de l’instant sorti du flux du temps : le concept, c’est l’instant figé, gelé, à la limite du hors-temps : présent éternel. En évacuant la conscience historique (en quoi consiste le soin – de la naissance à la mort, pour parler comme Thérèse Lanriec) le monde des concepts biomédicaux met hors jeu la diastase du temps.

Si la caresse est le premier « sens du soin », elle a pour objectif de faire obstacle au dogmatisme de la raison, du concept, et de mettre en place une sorte de « philosophie du non », pour faire échec à la vérité, par laquelle et au nom de laquelle est perpétré un ensemble de violences injustifiables et intolérables qui nient le souci du soin. La caresse en quoi consistent le soin et son sens, tente d’éviter le « danger qui existe toujours de croire ou de faire croire en la vérité d’un système interprétatif qui dévoilerait certains aspects ou tous d’une réalité ultime cachée aux yeux de l’observateur qui ne sait pas » (Henri Atlan, in « A tort et à raison », Ed. du Seuil, 1986, page 259, Paris.). A l’inverse, « la caresse » (le soin) n’exige rien de tel, car elle est fondée sur la capacité de supporter la relativité essentielle des choses humaines : la caresse, le soin, incarne la sagesse de l’incertitude. Les implications du « soin-caresse » sont nombreuses : philosophiques, logiques, éthiques, politiques et épistémologiques. Tous ces domaines entretiennent des liens plus ou moins étroits, et il est difficile, de ce fait, de ne s’arrêter ponctuellement qu’à un seul champ de la problématique, à savoir le bio-médical ou le « disease » des anglo-saxons.

B) L’axe agir-pâtir

Paul Ricoeur, dans son excellent ouvrage « Soi-même comme un autre », distingue quatre niveaux d’efficacité :
1. celui de la parole
2. celui du faire au sens limité du terme
3. celui de la narration
4. enfin celui de l’imputation morale.

A ces quatre niveaux correspondraient du côté du souffrir les blessures qui affectent 1) le pouvoir de dire, 2) le pouvoir de faire, 3) le pouvoir de (se) raconter, 4) le pouvoir de s’estimer soi-même comme agent moral.

1 . L’impuissance à dire, ce qui fait que l’expression du souffrir (de la souffrance) se replie sur le cri et les larmes. Une déchirure s’ouvre entre le vouloir-dire et l’impuissance à dire. C’est dans cette faille que le vouloir-dire se forge néanmoins le chemin de la plainte. La plainte est à la fois exhalée de soi (comme impossibilité à dire), arrachée du fond du corps, et adressée à l’autre (l’infirmière) comme demande, comme appel à l’aide. Par là se marque la différence avec la douleur qui bien souvent reste enfermée dans le silence des organes. Le « sens du soin » ici est avant tout être capable de recevoir cette plainte, cet appel comme introduction à la reconnaissance sociale que nous retrouvons dans le rapport soi-autrui du malade.

2. L’impuissance à faire, l’écart entre le vouloir et pouvoir d’où elle procède est commun à la douleur et à la souffrance, ce qui explique le recouvrement partiel de leurs deux champs. Le sens ancien du mot souffrir signifie d’abord « endurer », qui flirte avec « la patience », d’où le mot « patient » qu’on tente de supprimer pour lui substituer celui de « client » (plus actif, mais d’une activité illusoire). C’est qu’en degré minime d’agir s’incorpore ainsi à la passivité du souffrir et dont dérive le beau terme de « patient ». Si nous replaçons cet « endurer » sur l’axe « soi-autrui », ce que l’on observe d’abord, c’est le redoublement de l’extrême passivité du malade rejeté sur lui-même par la perte de « pouvoir-sur… ». Il faut rappeler ici très fortement, qu’un agissant (soignant) n’a pas seulement en face de lui d’autres agissants, mais des patients qui subissent son action. C’est ce rapport qui se trouve inversé dans l’expérience d’être au pouvoir de…, à la merci de…, livré à l’autre. Souffrir devient alors « se sentir victime de…. ». Et ce sentiment se trouve à son tour exacerbé par les effets de la violence subie, que celle-ci soit physique ou symbolique, réelle ou fantasmée. Etre malade en tant que souffrant marque la crise la plus aiguë de l’agir communicationnel. «Le « sens du soin » ou l’éthique de l’action de soigner, est interruption du flux de la vie qui va vers la mort. Comment ? Une manière de s’opposer au geste de répétition, à la routine, et veiller à la définition de l’homme comme nouveau commencement. Le « sens du soin » est lié au concept de natalité. C’est parce que le soignant se fait « sujet-naissant », en ne se réduisant pas au rôle (au répétitif), le soin réside dans ce « ne-pas-être-le-tout » pour un patient, dans la mesure où la perfection du soignant n’est pas « être soignant-total ». La perfection du soin comme du soignant est sa perfectibilité, la promesse d’un « avoir-à-être » qui préfigure l’ »avoir–à-être » du soigné. Le soin ne veut rien combler ; au contraire, il introduit le blanc, l’espace, l’intervalle, la distance, il est balbutiement de l’être. Le soin est contre le « nous-disons-tous-ensemble-la-même-chose », institue la différence. Le soi, ou parole éthique, est ce qui permet l’échec du groupe tout en lui permettant de se constituer autour de cet échec. Le sens du soin est de s’interdire l’optimisme « prêchi-prêcha » que quelqu’un a défini comme la caricature d’une espérance qui n’aurait pas connu les larmes. Le sens du soin, « c’est la solidarité des ébranlés », comme l’appelle Jan Patocka.

3. Nous en venons à l’impuissance de raconter. Le désastre du raconter s’étalent sur l’axe soi-autrui. La souffrance du malade est comme une rupture du fil narratif, à l’issue d’une concentration extrême, d’une focalisation ponctuelle, sur l’instant. Rappelons ici, et il faut le souligner, que l’instant est autre chose que le présent que St-Augustin a si bien décrit dans les Confessions. Tandis que le présent se nourrit de la dialectique entre la mémoire (le présent du passé), l’attente (le présent du futur), l’attention (ou présent du présent), l’instant est arraché à cette dialectique du triple présent, pour ne devenir qu’interruption du temps, rupture de la durée : c’est par là que toutes les connexions narratives se trouvent altérées. Le rapport à autrui est aussi altéré que l’impuissance à raconter, à se raconter, dans la mesure où l’histoire de chacun est enchevêtrée dans l’histoire des autres. Notre histoire est un segment de l’histoire des autres. C’est ce tissu internarratif qui est déchiré dans la souffrance du malade. Il en découle que le sens du soin est de contrecarrer la tendance à la mésestime de soi, à la culpabilité. A un patient qui dirait « Je dois bien être puni de quelque chose », le soignant peut répondre « Non, vous n’êtes pas coupable ; précisément vous souffrez, c’est autre chose… ». Le soin, c’est promouvoir le désir d’être et l’effort pour exister en dépit de ….

Conclusion

Le sens du soin s’articule, au total, autour de :

1. la caresse, comme refus du « main-tenant », et contre le carcan du concept
2. la capacité de recevoir la plainte comme matrice de reconnaissance sociale du malade, et d’accepter la plainte sans lassitude, sans agressivité, malgré une pseudo-impuissance.
3. l’interruption du flux de la vie qui va vers la mort, interruption liée au concept de natalité.
4. la solidarité des ébranlés que nous sommes tous
5. la promotion du désir d’être et de l’effort pour exister en dépit de…

Bibliographie

GAZAIS, Pierre, et MICHEL François Bernard Frères humains, Revue Autrement, février 1994, Paris.
KRES, Jean-Jacques L’efficacité de la plainte Psychiatrie française, numéro spécial, juin 1992.
LEVINAS, Emmanuel, Entretien avec Emmanuel Lévinas, Propos recueillis par Jean-Marc Norès
OUAKNIN, Marc-Alain, -Bibliothérapie Ed Seuil 1994, Paris
OUAKNIN, Marc-Alain, -Méditations érotiques, Essai sur Emmanuel Lévinas, Balland, 1992, Paris.
RICOEUR, Paul, La souffrance n’est pas la douleur, Psychiatrie française, 1992.