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Psychologie et Ethique médicales

Anthropologie et Soins : Savoir et Représentations

Jean-Gilles Boula
Chargé de Recherche - Fondation Genevoise pour la Formation et la Recherche Médicales

Soigner, c’est aussi sur le plan anthropologique se former, et se former désigne deux ordres de phénomènes différents et pourtant liés : le processus de construction des concepts de la science infirmière, et la genèse psychologique ou pédagogique - (dans la mesure où soigner, c’est enseigner quelque chose au patient, ou l’éduquer) -  de ces mêmes concepts chez le soignant. Cette intrication des deux significations est fondamentale. Les théories des soins, et les soignants qui apprennent à utiliser ces théories pour comprendre leur pratique soignante et en promouvoir aussi bien le développement que l’efficacité, sont tous engagés dans un mouvement de problématisation, entendu ici comme processus d’objectivation théorique de questions sujettes à controverse, et d’exigence, de la part du professionnel des soins,  de solutions  ou de réponses appropriées ou adéquates. Le schéma suivant en montre la scansion : 

Partir des difficultés de la pratique soignante (une pratique sans difficultés, surtout dès qu’il s’agit de la relation à l’autre n’existe pas), en posant des questions sur celles-ci détermine le problème, et permet de construire des modèles du réel relationnel, en les testant par la même occasion. Ici la pensée du soignant opère une mise en question de l’évidence, une rectification de l’erreur première, celle-ci apparaissant alors non comme un accident mais comme une nécessité structurelle. Ce n’est qu’ensuite qu’il  y a échange d’intelligibilité entre la pratique soignante et la formation psychologique (ou pédagogique). Il est utile de rappeler qu’humainement il n’est pas de problème sans solution, ou plus exactement qu’un problème sans solution est un problème mal posé, comme aimait à le dire le physicien Einstein. Le psychologique est au cœur de l’épistémologie des sciences infirmières puisque le cogito par lequel le soignant s’assure de la valeur de sa pensée est un cogito qui cherche l’adhésion des esprits, notamment celle de ses collègues et de la communauté médicale dans son ensemble, et non celle de simples opinions. En ce sens, le savoir soignant, se défiant de la doxa comme tout savoir à la pertinence éprouvée, se destine à agréger le collectif intelligent de professionnels des soins, médecins et infirmiers tous ensemble. Inversement l’épistémologie des sciences infirmières est au cœur du psychologique puisque je ne peux comprendre mes erreurs ou hésitations de soignant qu’en référence aux bégaiements de l’histoire du savoir soignant lui-même, et comme un passage quasi-obligé dans la construction de mon propre savoir de soignant. Telle est l’idée d’obstacle épistémologique par laquelle les représentations (du soignant) sont toujours rapportées à un référentiel orienté, la norme étant – dans ce cas – l’état contemporain des problématiques infirmières.

Quel peut être le travail sur les représentations du soignant dans le cadre de sa pratique soignante ? Telle est la question anthropologique et professionnelle à poser. L’analyse de la raison soignante se prolonge naturellement en une psychanalyse de la raison didactique face au savoir soignant.

L’idée de psychanalyse de la pratique soignante

La psychanalyse freudienne vise la relation ou le rapport aux autres, la tentative bachelardienne qui inspire notre approche se donnait pour objet le rapport au savoir. Freud travaille au maniement des identifications, Bachelard vise avant tout la réforme des représentations. Nous pourrons, nous aussi,  situer l’objet de l’anthropologie des soins dans cette réforme des représentations du professionnel soignant, car dans cette situation l’inconscient n’est plus structuré par le complexe d’Œdipe, mais par celui de Prométhée : il s’agit d’un inconscient cognitif moins profond que l’inconscient affectif, d’une couche intermédiaire entre l’inconscient freudien et la conscience claire du soignant. Si la psychanalyse freudienne est thérapeutique, celle que prône Bachelard et dont nous nous inspirons  est méthodologique : elle a pour but de libérer la pensée du soignant de ses pesanteurs, de lui rendre sa mobilité, de lui faire franchir les obstacles qu’inévitablement elle secrète dans l’acte même de soigner et de connaître. A cet égard toute pensée déployée dans le champ professionnel des soins est un outil obstacle : comme la lumière qui inévitablement projette de l’ombre. La pensée anthropologie des soins vise une réforme de l’entendement des soignants face à l’altérité, en tant que  cet entendement est constamment mis à la dure épreuve de la pratique soignante, menacée qu’elle est si souvent par les sollicitations latérales et délétères de l’égocentrisme et de l’ethnocentrisme, quand ce n’est du « du prêt-à-porter » idéologique.  François Laplantine définit l'anthropologie comme "pensée de la relation et de la traduction, [et non de la séparation de l'"intérieur"  et de l'"extérieur", du "dedans" et du "dehors" , injonction à la disjonction, agissant dans le sens d'une réduction et d'une simplification], aux antipodes du "déjà vu" de l'identité, cette proclamation d'autochtonie et d'authenticité, car ce qui y est cherché dans ce vocable d'identité (qui évite de penser le flux du multiple), c'est la race, le sang, le sol, l'enracinement dans la nation, la famille, la naissance, le déterminisme de l'ascendance, voire la couleur de la peau: tout ce qui constitue l'arsenal destiné à figer, à étiqueter et à exclure. Car l'identité est d'autant plus affirmée que la pensée est inconsistante, ou comme le dit Laplantine, "l'identité est une notion d'une très grande pauvreté épistémologique, un discours à signification nulle",  ou"une saoûlerie sémantique", selon Beckett.

Alors que la technique freudienne évolue de la catharsis (cure par la parole) au transfert (création d’une névrose artificielle contrôlée), la psychanalyse de la raison en anthropologie des soins en reste à la catharsis, ou si l’on veut au travail sur les représentations et au conflit socio-cognitif dans la pratique soignante contre les dérives doxiques,  celles de la bonne conscience et des convictions aisément satisfaites d’elles-mêmes. Il s’agit d’une théorie de l’inconscient dynamique : les concepts en général, et plus singulièrement dans les soins où la charge émotionnelle est souvent très grande, sont des doublets cognitifs-affectifs. Ainsi l’idée de rupture épistémologique si chère à Bachelard quel que soit son niveau - [passage d’un état préscientifique (comme celui des cliché, des préjugés et des stéréotypes idéologiques) à l’état scientifique sans parasitage idéologique, changement de paradigme à l’intérieur d’une science constituée, étape dans la construction d’un concept à l’intérieur d’un paradigme donné] -  associe toujours une dimension cognitive de mutation de problématique à une dimension affective de changement d’intérêt. C’est que toute révolution intellectuelle s’accompagne d’un bouleversement affectif : par où l’on voit que le changement des représentations – en formation ou dans une pratique professionnelle – est inévitablement lié à un remaniement des identifications. L’hygiène mentale dans les soins relève donc bien d’une hygiène des concepts dans l’exercice de la profession soignante.

Même dualité dans l’idée d’obstacle ! Comment une connaissance fait-elle obstacle ? L’explication est certes à chercher du côté sociologique (les représentations sociales, les pièges du langage, l’expérience commune), et du côté psychologique (la rigidité des schémas de pensée) ; mais en dernière instance, l’obstacle ramène à l’inconscient. Tout obstacle fonctionne comme piège affectif. Bref, l’obstacle est bien une connaissance, mais une connaissance investie d’une charge d’affectivité, une connaissance valorisée : un fantasme ! La face cachée des obstacles les plus résistants renvoie toujours à un a priori de l’imaginaire, à un archétype.

Maintenant, comment remanier cet inconscient cognitif  dans la pratique soignante ? La catharsis vise à provoquer un questionnement, à faire émerger des représentations (ce que Bachelard appelle l’ « aveu des bêtises »), à les confronter les unes aux autres (ce qu’il nomme « correction fraternelle » en anticipant le concept de conflit cognitif) afin d’arriver à la formulation de problèmes, phase à partir de laquelle peut alors s’enclencher une démarche de résolution (le problème n’est-il pas une objectivation théorique d’une question sujette à controverse, et exigeant de l’individu une réponse ou une solution approprié comme nous l’avions montré ailleurs [1]). En fait, la catharsis désigne un ensemble d’opérations de déconstruction et de construction du sens au cours d’une pratique. Or, le sens se déploie en de multiples dimensions que la philosophie du langage de Frege à Wittgenstein a bien repérées : la manifestation ou l’expression, c’est-à-dire le rapport du sujet à ses énoncés ; la signification ou la valeur conceptuelle de l’énoncé ; la référence ou l’ancrage de l’énoncé dans le réel.

Sur le plan de la manifestation, la catharsis opère un travail de distanciation, dans la mesure où les représentations individuelles, vécues sur le mode affirmatif, sont proposées à la discussion collective et à la critique ; puis de réappropriation, puisque le groupe peut en définitive faire sienne la réflexion collective. Sur le plan de la signification, on assiste à une déconstruction des représentations et à une réélaboration conceptuelle dans un cadre problématique explicite. Enfin, sur le plan de la référence, à une mise en question de l’ancrage des représentations dans les vécus singuliers et à une recherche de corroboration. Nous décrivons ainsi les principales étapes qui instituent et organisent une démarche à portée heuristique dans le rapport à l’autre, étranger ou autochtone, ou à cet autre qui est en nous [2]. Bref, la catharsis opère une problématisation des représentations, c’est-à-dire un passage de je au nous, du  fantasme au concept, du vécu au corroboré.

Enfin, la théorie de l’inconscient dynamique et du remaniement cathartique repose sur une vision naturaliste du psychisme, structuré chez Bachelard par l’opposition de l’instinct conservatif et de l’instinct formatif, issue elle-même du clivage freudien entre plaisir et réalité. Et tout le problème de l’éducation en pratique  soignante (ou tout simplement tout le problème de l’éducation scientifique) va être précisément de déconnecter le plaisir de l’instinct conservatif pour l’attacher à l’instinct formatif , au gai savoir de la recherche qui doit caractériser toute pratique soignante. La psychanalyse de la connaissance apparaît alors comme une manifestation de l’instinct formatif, une fonction d’éveil de la raison soignante.

Dans ce cadre théorique, Bachelard suggère deux directions d’analyse qui nous semblent déjà immédiatement opératoires en formation de soignants : la psychanalyse du savoir et la psychanalyse des  disciplines de soins.

Le profil épistémologique

Une psychanalyse du savoir soignant répondrait à la question : que sais-je ? IL s’agit pour le soignant d’effectuer l’analyse épistémologique de sa culture scientifique, de repasser son savoir afin de mieux exercer sa profession. La fonction du concept de profil épistémologique est l’analyse de la culture scientifique. On joue ici sur une double particularisation : il s’agit d’abord d’une analyse individuelle. Un profil épistémologique résulte d’un examen clinique ou d’un test : auto-analyse, entretien…il ne vaut que pour un professionnel des soins déterminé à un stade particulier de sa culture. Ensuite il est relatif à une notion bien spécifiée. En comparant les profils des concepts fondamentaux d’une discipline donnée, on réalise un album épistémologique individuel. C’est que la culture scientifique dans le domaine des soins est analysable au moyen d’une grille de lecture explicitant les moments logico-historiques de constitution de chaque concept convoqué. En effet, une notion n’est pas le substitut d’une chose, c’est toujours un moment de l’évolution d’une pensée. La distribution des sens d’une notion n’est donc pas dispersée mais s’ordonne en un spectre. Il nous semble indispensable que les professionnels des soins connaissent l’histoire des théories de soins qui se sont succédées et qui informent encore certains de leurs actes.

La représentation des disciplines

Une psychanalyse de la discipline indiquée par Bachelard est celle d’une psychanalyse du rapport aux disciplines scientifiques dans leur ensemble. Une psychanalyse de la discipline correspondrait à la question : que fais-je? en tant que cadre professionnel de la santé. L’angle d’attaque serait ici l’épistémologie plus ou moins spontanée, en tout cas largement implicite, véhiculée par l’exercice de la profession de cadre d'une profession de la santé ou de soignant.

Vers une psychanalyse de la raison didactique et soignante

Les invariants d’une démarche de psychanalyse de la connaissance.

Une démarche de psychanalyse de la connaissance peut dans la profession de soignant, nous semble-t-il, se reconnaître à ces cinq caractères :

  1. Elle concerne le rapport du sujet au savoir soignant, qu’il soit envisagé comme contenu (concepts, théories) ou comme discipline constituée. Et ceci sur trois modes : disons le savoir à apprendre (pour l’élève cadre), le savoir à produire (pour le professionnel ou cadre chercheur) ou le savoir à transmettre (pour le cadre enseignant ou professionnel de santé).
  2. Elle implique l’imbrication étroite de l’affectif et du cognitif : tout remaniement des représentations entraînant peu ou prou un remaniement des identifications, une remise en cause de soi.
  3. Elle opère l’articulation des faits de connaissance, d’ordre psychologique ou sociologique à des normes épistémologiques. On s’interroge non seulement sur la cohérence interne des représentations, mais également sur leur pertinence et leur caractère « idoine » par rapport à l’état contemporain des problématiques dans le domaine des soins.
  4. L’analyse des représentations s’effectue à l’aide d’un référentiel typologique. Dans le cas précis de la formation scientifique dans le domaine des soins, ce référentiel est constitué par l’histoire des disciplines scientifiques des spécialités qui sont celles des soignants.
  5. Le travail sur les représentations prend la forme d’une catharsis, d’une problématisation opérant sur les trois axes de la manifestation, de la signification et de la référence.

Peut-on généraliser une telle démarche en formation professionnelle de cadres des professions de la santé ? C’est Bachelard lui-même qui nous encourage dans cette voie :

« Ainsi toute culture scientifique doit commencer comme nous l’expliquions longuement, par une catharsis intellectuelle et affective… Ces remarques pourraient d’ailleurs être généralisées : elles sont plus visibles dans l’enseignement scientifique (des pratiques soignantes), mais elle trouvent place à propos de tout effort éducatif (de formation). [3]

 Bibliographie

[1] Boula, Jean-Gilles, Soi et Rôle professionnel in « Formation / Publications » www.gfmer.ch

[2] Kristeva, Julia, Etrangers à nous-mêmes, Paris, Ed. Fayard, Paris, 1998.

[3] Bachelard, La Formation scientifique, Paris, Vrin, 1970, p. 162

[4] Fabre, Michel, L'idée de formation, Voies livres, 1992

[5] Meyer Michel, De la problématique, Pierre Mardaga, Bruxelles, 1986

[6] Sanner Michel, Du concept au fantasme, PUF, Paris, 1983

[7] Fabre Michel, Bachelard et l'expérience de la lecture in "Revue de l'enseignement philosophique", No. 5, 1987.

[8] Deleuze Gilles, Logique du sens, Edit. de Minuit, Paris, 1969

[9] Deleuze Gilles, Différence et répétition, PUF, Paris, 1968

[10]Bachelard G. Le rationalisme appliqué, PUF, Paris, 1970 (1ere éd. 1949)