☰ Menu

Psychologie et Ethique médicales

Idéation suicidaire ou défaut de symbolisation

Jean-Gilles Boula
Chargé de Recherche - Fondation Genevoise pour la Formation et la Recherche Médicales

Psychologue - Philosophe

Chargé de cours en sciences humaines à l'université Webster (Bellevue-Genève),
à l'ISIS - Thonon-les-Bains (France),
aux instituts de formation de cadres de santé à l'hôpital Sainte-Anne (Paris),
au CHU de Grenoble,
à l'université Paris XIII (Bobigny)

Le malheur de l’adolescent suicidaire correspond à une sorte d’exil rendu possible, de son point de vue, par le bruit littéralement inextricable de ses ruminations mentales, de ses idées arrêtées et de ses efforts toujours voués à l’échec de vouloir s’en dégager. Échappatoire dérisoire, le passage à l’acte s’usine dans ce cortège d’attitudes de repli où le silence n’est plus le blanc dans le dialogue au cours duquel les harmoniques de l’accord ou du désaccord existant peuvent résonner et se manifester, de gestes provocateurs, de brusques revirements qu’il n’a de cesse de mettre en scène, aussi bien dans l’environnement familial que dans l’espace scolaire. Le sens commun voit souvent dans l’idéation suicidaire de l’adolescent la conséquence de causes extérieures, telles que la rupture amoureuse, les résultats scolaires décevants ou d’autres événements connotés graves. Mais nous savons que la défiance de l’adolescent suicidaire vis-à-vis du langage, conforté par le prêt-à-penser idéologique que constituent les clichés, les grossièretés, les stéréotypes dont il use, nous renseigne davantage sur sa difficulté à faire du sens avec les mots.

Le suicide ou impasse de symbolisation

Le langage, considéré comme une opération apte à expliquer le passé et à engager l’avenir, apporte, sans aucun doute, dénomination, précision, décision par delà l’inconsistance des apparences et, comme le dit Gusdorf, « il crée une nature persistante… », censée « […] dépasser l’incertitude ». Bref, parler est une activité de personnalisation et d’identification. Or, l’idéation suicidaire de l’adolescent s’apparente à une expérience de dépersonnalisation que Xavier Pommereau qualifie de « véritable désamarrage symbolique (1) », expérience au cours de laquelle l’adolescent n’a que dédain et méfiance vis-à-vis du langage, et parfois le renie totalement. Aussi l’idéation suicidaire n’est-elle qu’une faillite de l’identité et du narcissisme, instituant ainsi une des conditions de possibilité de l’agir, faute de symbolisation. Renier le langage, pour l’adolescent suicidaire, c’est, sans nul doute, avoir perdu le sens du réel. Certes, l’adolescent a des idées, mais des idées noires qu’aucune pensée ne vient articuler. D’où cette impression d’absence de consistance, et surtout de vide. Sémantiquement, le latin caedere, « tuer », donnant « cide » du suicide, et « sui » signifiant « soi » ; le suicide est bel et bien « le meurtre de soi ». Mais une question s’impose : quel est ce « soi » auquel l’idéation suicidaire s’en prend ? Certains auteurs considèrent que l’adolescent en se suicidant ne croit pas véritablement se supprimer, il traduit seulement son incapacité d’avoir accès à ce qui constitue le soubassement de sa souffrance. Il n’est pas rare que l’adolescent dise « ne pas savoir où il en est », faisant ainsi montre d’une difficulté manifeste de lier ensemble les éléments de quelque raisonnement que ce soit et se sente comme quelqu’un en apnée ou en train de s’asphyxier. Ce rétrécissement du champ de conscience par incapacité de liaison et de déliaison rend difficile l’idée même de la mort comme fait irréversible, et s’exprime par la quête de l’oubli que constituent certains actes ou expédients, tels le recours aux stupéfiants, à l’ivresse ou aux actes violents et gratuits qui préludent souvent au retrait et au repli sur soi propres à l’idéation suicidaire. Un temps inorganisé, par définition, ne se prête au sens. Cette incapacité de penser l’irréversibilité de la mort et le ressassement d’idées morbides s’accompagnent souvent de raisonnements qui s’étayent sur de fausses prémisses sous forme de rationalisations pour justifier son acte de « se casser », pour dire « disparaître », afin de réapparaître sans doute ! Mais sous quelle forme ? Paradoxalement, le suicide chez l’adolescent indique que celui-ci souffre de l’incapacité de penser la mort. D’ailleurs, l’idée de la mort, ou plutôt la pensée de la mort, lorsqu’elle est présente, est normalement en elle-même structurante : sans l’outil de structuration qu’est le langage, et le souci constant de l’utiliser pour faire clair en soi, l’adolescent est comme renvoyé à son autodestruction. Il ne s’agit donc pas d’idée de mort irréversible, l’adolescent flirtant très souvent avec la pensée magique, comme si en se donnant la mort, il souhaitait seulement interrompre une vie jugée difficilement supportable. Dans ce contexte, nous pouvons dire que la tentative de suicide chez l’adolescent relève plus de l’impéritie de l’activité de penser que d’une décision consciente fondée en raison pour se donner la mort. Assailli par des contraintes psychologiques dues à l’aporie de son fonctionnement, l’adolescent ne dispose que de son corps comme vecteur possible de dégagement. Le suicide en est l’expression et la manifestation tangible.

Le culte de l’émotion, allié objectif de l’idéation suicidaire

Pris dans un environnement social où l’émotion est reine et où le culte de l’émotion par la publicité fait de l’adolescent un « sensational seeker » (chercheur de sensation), que ce soit par la musique dite « pour les jeunes », selon l’expression consacrée, les émissions de télévision à la scansion littéralement insensée de courts moments sans lien véritable entre eux, incapables par là d’exiger plus de dix minutes d’attention, l’adolescent a tendance à flirter avec le danger, le vertige, la cruauté, la folie, la drogue, la violence, tout ce qui relève de « l’onanisme émotionnel », selon la belle expression du philosophe Michel Lacroix (2), et cela ne réussit qu’à conforter l’adolescent dans l’hébétude émotionnelle comme le drogué fuyant le réel dans un voyage narcotique. Charnelle dans son essence, l’émotion est un « faux pas de l’esprit (3) », en tant qu’elle est un surplus d’énergie qui, au lieu de s’organiser pour atteindre un but, au lieu d’être constructive, se dissipe stérilement à travers le corps dans des manifestations physiologiques, endocriniennes ou neurovégétatives. Le narcissisme propre à cet âge d’un être en formation, à cause de l’investissement du corps à cette période, est comme pris dans l’entrelacs de l’idéation suicidaire et des dispositifs émotionnels qui environnent le jeune adolescent rendant celui-ci de plus en plus éloigné de toute possibilité de faire du sens avec ce qu’il éprouve, soit à cause de très courtes séquences idéiques qu’il essaie d’élaborer et qui se bloquent dans sa tête sous forme d’apories dont il se précipite de vouloir sortir par l’agir d’autant plus violent qu’il est à court de moyens intellectuels, soit  parce que les associations psychiques n’arrivent pas à se faire, ce qui aboutit au même résultat d’impasse ponctuée par des envies de dégagement par le seul moyen qui lui reste, le passage à l’acte « en plein » (comportement violent) ou le passage à l’acte « en creux » (fuite, évitement ou retrait) classiques à l’adolescence, sans qu’il soit lui-même capable de trouver ou de se donner les raisons d’un tel acte ou d’une telle attitude. Or, ce genre d’émotion auxquel nous avons fait allusion remplit le vide causé par la disparition de ce qu’Ernest Bloch appelait « le principe espérance », qui suppose une grande capacité de symbolisation ; dans l’idéation suicidaire, en revanche, l’investissement du corps a pour objet de faire échec à ce principe espérance cher au philosophe. Il n’existe, à cet égard, aucune solution de continuité ni de contradiction notoire de principe entre l’idéation suicidaire et le culte de l’émotion. Notre hypothèse est que l’environnement social de l’adolescent, loin de l’aider dans ses tendances, ne fait qu’accentuer ce désarroi qu’il ressent, au-delà de l’économie psychologique propre à l’adolescence, dans des identités bricolées à la hâte dont l’attribut majeur est de se divertir (s’éclater, avoir du fun, etc.). Ici, l’environnement social est un allié objectif de l’idéation suicidaire. Le culte de l’émotion de notre époque contemporaine envisage le monde, non comme un objet de connaissance, mais comme un objet de jouissance, sans organisation de sens. Selon la théorie des actes d’Abraham Moles (4) , une action n’est possible que lorsque la somme des bénéfices est supérieure à celle des coûts (Σ coûts <  Σ bénéfices) et, affirme-t-il, « il en va ainsi de toute action » jusques et y compris les actes dont la connotation et la valence peuvent être manifestement pathologiques, tels le suicide, le délire psychotique et les comportements violents. L’acte suicidaire chez l’adolescent n’est alors rien d’autre qu’une manière de se faire exister et suggère par là qu’il y a bien des bénéfices au suicide, ne serait-ce que lorsque l’adolescent se donne comme projet d’occuper les souvenirs des personnes de sa famille sur laquelle il se défausse de sa souffrance. Contrairement à ce qui est couramment admis, se suicider revient dans l’idéation suicidaire de l’adolescent, être essentiellement en devenir, à vouloir exister autrement, non à mourir de manière irréversible.

Notre observation du phénomène d’une société qui a le culte de l’émotion n’est pas destinée à disqualifier l’émotion en tant que telle, mais à en souligner des effets délétères dans l’environnement d’un être en formation, car « une émotion authentique, pure, riche, se reconnaît au caractère suivant : même si l’on est seul au moment où on l’éprouve, on désire ardemment la partager. Autrui est virtuellement présent dans l’expérience affective que l’on savoure… Dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, Frédéric nourrit une passion secrète pour l’inaccessible madame Arnoux. Mais il vit toutes ses émotions dans un dialogue intérieur ininterrompu avec la femme aimée… », souligne Michel Lacroix (5). Si l’adolescent privilégie l’émotion, ce n’est pas en tout cas cette sorte d’émotion. Dans l’idéation suicidaire du jeune adolescent, nous assistons plutôt à un désinvestissement massif du monde extérieur, au repli sur soi et au ressassement d’idées noires sans fluidité aucune et sans capacité d’être communicables, en raison, précisément, de l’impossibilité, voire de la difficulté, de mentalisation dont elles proviennent et du défaut de sens dont elles sont pétries.

Idéation suicidaire et environnement scolaire

Nous nous sommes efforcés de montrer que l’idéation suicidaire se nourrit certes de l’histoire de la complexion psychologique de l’adolescent, mais celle-ci se trouve aussi renforcée par l’environnement et les valeurs sociales et affectives dont il est entouré. Sans tomber dans le cliché du « c’est la faute à la société » pour parler de l’idéation suicidaire chez l’adolescent, nous voulons souligner le rôle qui peut incomber à l’école et, plus particulièrement, aux professeurs. Il n’y a pas si longtemps, lors d’une conférence à l’adresse des professeurs dans un lycée de province où nous essayions de montrer que, s’agissant du suicide de jeunes adolescents, une attention particulièrement alertée de leur part aux signes avant-coureurs du suicide – car il y en a –  était nécessaire, nous nous sommes vu répondre que « la mission des professeurs ne consistait pas à jouer ni aux assistants sociaux, ni aux éducateurs, encore moins aux psychologues, mais de dispenser des connaissances ». Pour peu qu’on soit attentif à « l’esthétique de la réception » de ces connaissances, pour reprendre le titre de l’ouvrage du philosophe allemand Hans Jonas, il m’avait semblé qu’en 2002, et au regard des progrès dans des recherches portant sur la psychopédagogie, il était difficilement pensable de faire abstraction des conditions de possibilité de réception des cours que les professeurs dispensent. La relation pédagogique passe nécessairement par les dispositions psychologiques des élèves, et un comportement symptôme participe de cette disposition. Qu’est-ce à dire ? Sinon que l’idéation suicidaire n’est ni un isolat épistémologique ni un îlot psychologique, mais reste tributaire de multiples facteurs dont l’école fait partie, ne serait-ce qu’à titre de déclencheurs, comme nous l’observons dans des résultats scolaires décevants analyseurs d’une image altérée de l’adolescent dans le regard de ses professeurs, des pairs et de sa famille, ce qui ne peut laisser un enseignant indifférent. Maîtres du langage par leur formation et la nécessité de l’exercice de leur profession, les professeurs ont un rôle à jouer dans la sensibilisation, comme on dit aujourd’hui, des jeunes adolescents au maniement du langage et de l’expression langagière, cet horizon mouvant tout à la fois humain, culturel et personnel pour nommer, c’est-à-dire appeler à l’existence, tirer du néant, le désordre dont ils n’arrivent pas à faire du sens. Loin d’être une réalité détachée de l’adolescent, le langage est instituteur du goût de vivre qui n’est pas sans rapport avec le besoin de s’exprimer ; or, s’ex-primer, c’est se mettre en œuvre et tenter de commander certains aspects de l’expérience. L’observation chez l’adolescent des comportements de retrait ou de violence affichée dans le contexte scolaire peut alerter l’enseignant sur les difficultés de mentalisation que traduit l’agir devenu substitut de la parole. En œuvrant sur les mots avec l’adolescent en difficulté, le professeur fait migrer celui-ci de la passivité du rongement intérieur à l’activité de durer par delà la crise, recommencer à vivre alors même que l’adolescent croit seulement revivre sa peine, mais il oublie que c’est sur un registre différent, illocutoire celui-là, destiné à charrier de manière différée l’expérience psychologique vécue. Affaire de pédagogie ? Pas seulement, car l’apprentissage de l’expression langagière a valeur d’exorcisme en tant qu’elle consacre la résolution de ne pas s’abandonner. Il ne s’agit pas de consoler l’adolescent, mais de lui signifier que sa présence au monde et à son propre présent lui posera – et c’est bien ainsi – un problème sans cesse renouvelé, car aucune solution ne mettra fin aux questions que la vie lui pose. Le projet  du « vivre » implique le partage de la difficulté, ce qui nécessite une communication, dans l’acception de rendre commun des perceptions ou expériences différentes. On le voit bien dans l’idéation suicidaire, les limites à l’expression et à la communication sont les mêmes que celles de l’adolescent, et ce, d’autant que celui-ci est biologiquement et existentiellement inachevé. L’enseignant peut alors se donner comme mission de montrer à l’adolescent que l’affirmation de son individualité commence lorsque celui-ci a pris langagièrement ses distances vis-à-vis de ce qui semble encombrer sa vie de troubles et d’interrogations diverses auxquelles il ne parvient à trouver aucune réponse, mais où « la parole lui confère la double capacité d’évocation de soi [dans ses difficultés] et d’invocation d’autrui (6) ». L’épreuve du dialogue dans l’espace scolaire, à cet égard, constitue la première mesure préventive de l’idéation suicidaire, ou tout simplement de la tentation du suicide. Non pas le dialogue incantatoire dont nous abreuvent les mass media, mais cette pensée active, constructive, qui ne cesse de se référer à des présences effectives, à commencer par celle du professeur du collège ou du lycée. Dans ce cas, le dialogue avec les élèves adolescents ne se limite ni aux performances scolaires ni à l’espace purement académique de transmission des savoirs, mais bel et bien à tout ce qui, dans le collège ou le lycée, est horizon existentiel d’attente.

Idéation suicidaire et apparence

Puisque l’adolescence aime bien se montrer par son apparence, il est curieux que celle-ci soit négligée par la culture éducatrice ambiante au profit d’un soit-disant « être » qui serait tapi sous chaque identité. Or le paraître, comme le langage, participe du code, et une attention faite au langage ne saurait se passer de la manière dont l’individu se donne à voir dans le paraître. Nous voulons souligner, comme l’indique Renaud Camus (7), que « le paraître est du côté de la civilisation. C’est le moins qu’il puisse faire, puisque c’est lui qui l’a créée ». Si nous acceptons cette hypothèse sur laquelle nous pourrions disserter infiniment, un adolescent, comme tout homme, sort de la barbarie le jour où il se voit, comme le dit encore Renaud Camus, « dans un miroir ou dans le cours, Narcisse, d’une onde claire ». L’éducation par la parole, et celle par les formes symboliques diverses, comme mesure préventive, se double de la nécessaire prise en compte des modalités de paraître, non celles du consumérisme marchand des marques commerciales et des modes adolescentes, mais celles du souci de la forme ou des formes travaillées dans le rapport à soi et aux autres.  Symbolisation, expression langagière, nomination des émotions, souci travaillé du bien paraître, comme moyens de faire entendre ce qui se vit mal, nous semblent des viatiques incontournables de prévention de l’idéation suicidaire chez l’adolescent. 

Bibliographie

  1. Pommereau X., 2001, L’Adolescent suicidaire, Paris, Dunod.
  2. Lacroix M., 2001, Le Culte de l’émotion, Paris, Flammarion.
  3. Janet P., cité in Prévost C., 1973, La Psycho-philosophie de Pierre Janet, Paris, Payot, p. 180.
  4. Moles A., 1977, Théorie des actes. Vers une écologie des actions, Paris, Castermann, Paris.
  5. Lacroix M., op. cit..
  6. Gusdorf G., 1977, La Parole, Paris, Puf.
  7. Camus R., 2000, Éloge du paraître, Paris, pol éditeur.