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Psychologie et Ethique médicales

La lecture : viatique le plus sûr de la pratique soignante
(ou le rapport à la lecture comme connaissance , éthique et esthétique)

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours – ISIS ( et Université de Bobigny - Ecole des cadres de santé -Université Paris 13)

Se former et former sont en eux-mêmes des exigences dont les termes restent souvent inaperçus et inconnus. Lire ou ne pas lire, ce sont pour ainsi deux manières d’être au monde dans sa pratique professionnelle ou domestique, et de le comprendre. Le sens des actes n’est pas le même dans les deux cas, et n’a surtout pas la même consistance. L’écart, c’est-à-dire la distance entre ce qui s’offre à comprendre et ce qui se perçoit, seule la lecture, comme l’art par ailleurs, l’installe au coeur de nous-même. A cet égard, ce ton fier dont on se contente si souvent pour dire qu’on ne lit « jamais de livre ou d’article », ou qu’on « n’a pas le temps de lire, car très occupé » est symptôme d’automutilation.

Toutes les opinions sur la lecture sont peut-être également respectables, elles ne sont ni également justes, ni également fécondes, car il s’agit bien de la fécondité intellectuelle. Ne pas lire nous prive des plaisirs feuilletés de l’analyse, et de la joie de comprendre le sens de nos actions. C’est cette « a-lecture » qui nuit au travail du soignant, non la fréquentation des textes qui, elle, promeut la connaissance des orientations de nos actes.

Matrice de l’expérience de l’écart, tout comme la fréquentation d’oeuvres d’art ou la pratique artistique elle-même, la lecture implique presque toujours des connaissances, sans compter qu’elle est une connaissance. C’est en lisant (romans, essais ou ouvrages professionnels) que le langage s’étoffe de significations et de différentiations fines. Moins de mots et de formes verbales signifie moins de finesse dans l’appréhension du réel (et de l’imaginaire), moins de subtilité dans les attitudes sociales de travail, plus de cynisme et d’opportunisme, voire de méchanceté, dans les rapports sociaux, moins de complexité dans la personnalité du professionnel des soins.

Dans l’hypothèse de la pratique « lisante », le terme laudatif qu’on puisse appliquer au cadre de la santé serait plutôt celui de « distinguant » que de « distingué ». Le mérite en effet serait purement actif. Être dans l’écart, avoir de la distance, ce ne serait pas faire montre, moins encore étalage, certes, de qualités extérieures qui nous distinguent de nos collègues : ce serait exercer, fût-ce invisiblement, une qualité éthique, morale, intellectuelle, esthétique, tendant à séparer toujours d’avantage, à percevoir toujours plus clairement, à remarquer les différences, à nuancer infiniment les jugements. La distinction serait la vertu morale, esthétique et bien sûr intellectuelle, qui justement veut savoir : elle admet que le monde ne soit pas semblable à lui-même, ni l’être à l’individu, ni le jour à sa veille. C’est précisément lorsque lui est imparti, pour s’exercer, l’espace le plus étroit, qu’elle se manifeste à son comble. La distinction n’est jamais tant elle-même que lorsqu’elle distingue à peine.

Lire, c’est se mettre à penser « la bouche pleine de concepts » dont les mots les supports vivants. Nous avons besoin d’instruments symboliques, donc verbaux, d’un extrême ciselé pour tenter de cerner, d’instaurer la complexité de nos situations de vie, tant domestiques que professionnelles. Mon univers de vie ou professionnel n’a pas d’autre étendue que celle de mon vocabulaire, ni surtout d’autre relief que la subtilité dont je suis capable de témoigner dans l’agencement de mes phrases pour affiner ma perception de l’autre, organiser mes transactions et ma coopération avec lui, c’est-à-dire tout ce dont l’horizon est l’humanité, allégée de l’arrogance des limitations idéologiques que génère l’abandon du livre comme médiation. Peut-être ce message a-t-il été reçu tout à l’envers : « les mots dont je me sers, c’est tout moi » (ce qui se traduit couramment par le fameux « tu m’connais, j’ai un gros défaut, i’faut toujours que j’dise c’que j’pense, et comme je l’pense… ») -,  le souci en moins des déplacements que garantit une surface agrandie de termes appropriés, diacritiques à l’envi, différenciant ainsi les moindres secousses de notre être. Ceux qui sont affligés de ce travers finissent en général par penser et devenir ce qu’ils disent, et comme ils le disent.

Et si la remarque est vraie pour les individus, elle l’est davantage à propos des équipes de travail. Il est en effet triste de vivre dans un environnement dont la référence essentielle quant au langage, aux manières, aux connaissances, aux valeurs, ne soit pas le livre, l’entre-deux des vivants et des morts. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ceux d’entre nous qui restent fidèles au livre se trouvent si mal à l’aise parmi leurs contemporains ou collègues qui ne lisent pas.

La courtoisie, par exemple, avec l’abstraction qu’elle suppose, la médiateté de sens qu’elle implique, la conscience qu’elle exige du caractère de rôle dont se parent, dans les rapports qu’elle instaure, aussi bien le « je » que le « vous »,  ne peut plus avoir cours dans un monde que le livre cesse d’enseigner ; les relations sociales y obéissent à d’autres codes, presque aussi complexes, à la vérité, mais qui ne sont pas perçus par leurs usagers comme des codes : la sincérité, l’authenticité, le naturel, le sympa.

Finesse, subtilité, courtoisie, complexité de la personne et de la personnalité, sont à l’évidence les traits attributifs et descriptifs du cadre de santé qui lit.

Bibliographie

  • Arendt, Hannah, La condition de l’homme moderne, Calman-Lévy, Paris, 1961
  • Atlan, Henri, Tout, non, peut-être. Education et vérité, Edit. du Seuil, Paris, 1991.
  • Barthes, Roland, Le plaisir du texte, Ed. du Seuil, coll. « coll. « Points Essais », Paris, 1973
  • Blanchot, Maurice, L’Entretien infini, Gallimard, Paris, 1969.
  • Deleuze, Gilles, Proust et les signes, PUF, 6e éd., Paris, 1964.
  • Ouaknin, Marc-Alain, Bibliothérapie, Lire, c’est guérir, Ed. du Seuil, Paris, 1994.
  • Ouaknin, Marc-Alain, Lire aux éclats. Eloge de la caresse, 3e éd. augmentée, Quai Voltaire, 1992 et Ed. du Seuil, coll. « Points Sagesse », 1994.
  • Picard, Michel, La lecture comme jeu, Ed. de Minuit, Paris, 1986.
  • Proust, Marcel, Sur la lecture, Actes Sud, Paris, 1988.