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Psychologie et Ethique médicales

Comment renforcer le processus de professionnalisation
dans la pratique soignante?

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours en Sciences Humaines - ISIS (F-Thonon-les Bains) et Webster University - Genève

La recherche du professionnalisme confirme une longue évolution marquée par l’histoire de la formation continue dans les institutions des pays de la communauté européenne. Pour le dire autrement, le professionnalisme, un concept qui vient de l’industrie, remet en question ou en cause la formation en terme de dépense sociale, pour la remplacer par une approche en terme d’investissement. Ce concept est apparu dans un contexte de compétitivité entre différentes sociétés industrielles dans lesquelles, précisément, les processus de production, de maintenance et de développement des compétences tendent à prévaloir sur ceux en termes de formation. De la compétence professionnelle au professionnalisme, il n’y a qu’un pas. Le concept de compétence va de pair avec celui de professionnalisme. Tous les deux apparaissent dans les années 1980. Pendant la décennie 70, il était surtout question de qualification. Et il est à noter que le terme de compétence ne figure même pas dans le « Vocabulaire de la Psychologie » de Piéron en 1973.

Beaucoup de recherches dans l’analyse des pratiques du monde industriel avaient établi que les notions de compétence et de professionnalisme semblaient plus adaptées à la gestion de la mobilité professionnelle que celle de qualification plus appropriée à un contexte de stabilité des métiers. Si la compétence ne s’acquiert que dans la pratique, la qualification professionnelle n’est que le résultat d’un parcours scolaire dans un centre de formation sans garantie aucune de l’efficacité au travail du nouveau diplômé. Aussi voyons-nous apparaître des implications sociales importantes : le questionnement sur la notion de qualification, insuffisante lorsqu’il s’agit de performance professionnelle, a permis  d’ouvrir à la nécessaire définition de nouvelles identités professionnelles. La notion de professionnalisme s’est ainsi développée dans un contexte de crise de l’emploi et de la recherche de compétitivité accrue. Un portefeuille de compétences devait donc servir à la mobilité professionnelle et à la recherche d’emploi. Les employeurs s’étaient en effet rendu compte du facteur de compétitivité qu’est la compétence. Pour le monde soignant ou infirmier, il n’est pas inutile de rappeler ce qu’en dit Patricia Benner dans son ouvrage bien connu « Du novice à l’expert », s’appuyant sur  les travaux de Schön et Dreyfus aux Etats-Unis d’Amérique concernant l’apprentissage. Cinq étapes sont en effet distinguées dans l’apprentissage professionnel au lieu de travail : a) l’étape de noviciat, b) celle de débutant, c) celle de compétence à proprement parler, d) celle de  performance, et enfin e) celle d'expertise. Et c’est l’expérience au lieu de travail qui permet de définir ces différentes étapes, notamment dans les différentes façons d’être plus ou moins efficace dans la pratique professionnelle.

Comme l’incertitude était devenue une compagne fidèle de l’économie moderne et des entreprises, elle avait conduit les directeurs d’entreprise à miser d’avantage sur les compétences des employés, c’est-à-dire sur leur capacité d’apprendre (et donc de désapprendre) pour de meilleurs résultats, plutôt que sur une évolution fine des contenus des emplois. Le management de la complexité doit pouvoir s’effectuer au plus près du terrain. Cela consistait précisément à miser sur les intelligences et les compétences locales plutôt que de se fier à une planification centrale. « Plus près du terrain », cela voulait dire avoir la capacité de théoriser, formaliser sa pratique pour déceler et éliminer les obstacles d’efficacité qui pouvaient y apparaître, selon le modèle : Pratique 1 – Théorie1’ – Pratique 2 – Théorie 2’ – Pratique 3 – Théorie 3’…etc.

L’émergence de la notion de professionnalisme n’est donc pas le fait du hasard. Plusieurs facteurs socio-économiques en sont à l’origine. A cet égard, l’hôpital qui participe aussi bien du socio-économique que d'autres strucutures sociales, se trouve dans la même dynamique avec ses agents ( soignantes et soignant) qu'ailleurs, avec le souci d’efficacité et du contrôle des coûts hospitaliers qui sont devenus aussi les leurs. C’est à partir de cette communauté de préoccupations industrielles et hospitalières que nous pouvons comprendre la référence au professionnalisme, et à la professionnalisation soignante. Beaucoup d’entreprises étaient passées de la gestion prévisionnelle des emplois à la gestion prévisionnelle des compétences.

Il s’en suit que  le (ou la) professionnel(le) des soins ne peut plus définir son identité en se référant à la simple qualification relative à un métier, externe à une communauté de travail. Il (ou elle) est celui ou (celle) qui sait mobiliser sa subjectivité, son identité personnelle dans sa vie professionnelle : l’engagement subjectif le (ou la) caractérise, un engagement de la personnalité qui fasse confiance, non plus à sa qualification, mais à sa personne. Il (ou elle) s’engage à tout mettre en œuvre, y compris lui-même, pour poser et résoudre un problème, ou faire face à la situation. A la différence de la notion théorique de profession, le professionnel n’appartient pas nécessairement à un ordre. On attend de lui qu’il se réfère non seulement à une morale (règles déontologiques), mais à une éthique définie ici comme réflexion critique de la pratique, pratique de l’interrogation perpétuelle sur les tenants et aboutissants de celle-ci. Le professionnel donne sens à son action en confrontant ses valeurs à la réalité des situations dans lesquelles il (ou elle) intervient.

De même, le professionnalisme suppose que le (ou la) professionnel(le) saura se remettre en question (ce qui peut paraître douloureux ou pénible en soi). L’éthique, rappelons-le, est recherche, et se situe en amont et toujours au-delà d’une charte. Capable de réflexion éthique, les valeurs, les engagements, les principes directeurs ne sont pour lui qu’un prétexte à cette réflexion. Dans ce contexte, la conduite du (ou de la) professionnel(le) n’est pas dictée d’avance : son orientation dans la vie quotidienne est toujours à définir. Bref, le professionnalisme est une morale, ou mieux encore une éthique des situations.

En outre, le (ou la) professionnel(le) possède non seulement un métier, mais a atteint un certain niveau d’excellence dans l’exercice professionnel. Il a dépassé le stade de « novice » et de « débutant » pour tendre vers ceux de la compétence, de la performance et de l’expertise. Il a atteint un certain niveau d’autonomie dans la conduite de ses capacités professionnelles dans la gestion des situations complexes. Rechercher un (ou une) professionnel(le), c’est rechercher un sujet qui a atteint une certaine maîtrise du métier et se réfère à une échelle d’exigence. Porter le jugement « cette infirmière ou soignante est une pro », c’est distinguer le métier (l’infirmier) et son niveau de maîtrise (le (ou la) professionnel(le).

Le (ou la) professionnel(le) se trouve dans la situation de définir son identité, non seulement par rapport à un champ de compétences mais également par ce qu’il (elle) est capable de réaliser. L’idée professionnelle se définit par rapport à un projet, un produit, un résultat attendu ou un service à rendre à un patient (ou client, selon la nouvelle expression consacrée). Il (elle) participe à des processus inter-métiers, et est efficient dans les inter-opérations avec les autres acteurs du terrain.

Enfin, le professionnalisme ne doit pas exclure le métier d’une appartenance, car le métier est source d’identité, c’est-à-dire une communauté d’appartenance et de compétence.

Nous pouvons définir la professionnalisation infirmière ou soignante selon deux axes : l’axe du paradigme, c’est-à-dire du répertoire, du lexique, de l’équipement, des ressources  (savoirs  théoriques, savoir d’environnement, savoirs procéduraux ; savoir-faire formalisés, empiriques, relationnels, et cognitifs); et l’axe du syntagme, c’est-à-dire celui qui permet d’articuler les éléments du paradigme pour produire des grammaires de sens,  des phrases ou du discours, c’est-à-dire des pratiques intelligibles. Il est l’axe de la combinaison ; c’est sur celui-ci que s’exerce la compétence linguistique et professionnelle permettant de produire sans cesse de nouveaux énoncés plus adaptés à la situation professionnelle en évolution. Bref, c’est l’axe de la compétence du (ou de la) professionnel(le) définie par la capacité d’exercer de nouvelles activités ou compétences, de construire des compétences adaptées, de faire face à des événements, mais aussi de savoir agir et réagir dans des contextes variés, pour rejoindre la définition de l’intelligence qu’en donne Jean Piaget, à savoir la capacité de s’adapter à des situations nouvelles.

Que conclure? sinon que la professionnalisation, ainsi que le propose le « Council of European Professional Informatics », est liée successivement  au:

  • Know-how : les astuces, le savoir-faire expérientiel
  • Know-what : l’intelligence du problème, la compréhension de ses dimensions, de sa structure
  • Know-whom : le savoir de réseau, la connaissance de qui possède les connaissances ou les compétences.
  • Know-how-much : le sens des limites, de la mesure.
  • Know-why : la connaissance des raisons d’agir.
  • Know-when : le sens de l’opportunité

Au total, la professionnalisation du savoir soignant s’ordonne sur les quatre opérations de la conscience intentionnelle que sont la connaissance empirique (liée à l’expérience, aux situations professionnelles et au savoir-faire), la connaissance intellectuelle (la capacité de nommer ses actes propres et de manier avec pertinence les concepts propres à la profession soignante ou infirmière en termes de connaissances déclaratives et procédurales), la connaissance rationnelle (une attention particulièrement alertée au raisonnement professionnel et à ses conséquences), et enfin la connaissance responsable pour décider et agir en connaissance de cause  (interrogation ou réflexion éthique sur les fins). Pratique de la « problématisation » des situations de soins (du grec pro-ballô, poser devant), définie ici comme objectivation théorique des situations pratiques sujettes à controverse et qui exigent du ou de la professionnel(le) une réponse. Ce questionnement perpétuel ne peut se nourrir que de connaissances professionnelles constamment renouvelées : la véritable  professionnalisation soignante est à ce prix.