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Consultation de stérilité: Du technocrate au médecin de famille

Blaise Bourrit
Fondation Genevoise pour la Formation et la Recherche Médicales

"Le médecin ne doit pas se contenter d'agir
lui-même comme il convient: mais il doit faire
en sorte que le malade, son entourage et
même les influences extérieures concourent
à la guérison" Hippocrate, les Aphorismes,
V ème siècle avant J.-C.

Introduction

Quand la proposition nous a été faite, de clore l'enseignement de gynécologie psycho-somatique par un mémoire, j'ai hésité entre deux options. L'académique, visant à écrire un article thématique dans le style scientifique (tout de même éclairé par une vision psy, supposée acquise). Et la personnelle, visant à m'interroger sur ce que ces trois annnées parisiennes avaient changé à ma pratique et ce qu'elles devraient encore y changer.
L'écueil évident d'une telle option est l'égocentrisme. Mes états d'âmes ne regardent que moi. Mais la consultation de stérilité concerne tous les gynécologues, et ma réflexion pourra peut-être entrer en résonnance avec la leur, pour faire un petit pas dans la direction d'une prise en charge plus globale des couples dits stériles.
J'ai donc choisi de parler de mon travail professionnel.
Je suis gynécologue installé à Genève en pratique privée. Mon activité porte exclusivement sur la procréation assistée. C'est-à-dire que la première question posée par mon assistante au téléphone est: "Est-ce pour un désir de grossesse ?...",
toute autre demande étant orientée vers un autre gynécologue. En cas de succès - c'est-à-dire en cas de grossesse (mais je ne suis plus tout à fait sûr que ces termes soient synonymes!)- je dirige le couple dès la fin du premier trimestre vers un confrère pour la suite des contrôles et l'accouchement.
Je suis donc un technicien PMA (procréation médicalement assistée), ou plutôt un technocrate, si l'on se réfère au pouvoir considérable que cette charge confère. Je ressens ce pouvoir à la fois comme une lourde responsabilité et comme une aliénation.
- Responsabilité: Le couple qui me consulte est entre mes mains. Il est vulnérable par son désespoir et par l'intensité des promesses contenues dans ce qu'il a mis en moi de confiance. Il est crédule et je peux l'emmener où je veux. Je ne le sais que trop et
l'angoisse que me procure ce pouvoir me fait adopter une contre-attitude. Au lieu d'être encourageant, je souligne avec outrance les aspects négatifs qui peuvent résulter des techniques employées. Par exemple, les taux de réussite sont présentés comme des taux d'échecs, le verre est montré à moitié vide plutôt qu'à moitié plein. Auprès de ma clientèle, je passe donc faussement pour un pessimiste.
- Aliénation: Le couple consultant me confère, comme nous l'avons vu, un pouvoir exorbitant. Mais, il existe une condition contractuelle implicite à ce transfert de pouvoir: C'est que je reste scrupuleusement dans le rôle qu'il m'a fixé. Je suis le réparateur d'un corps blessé, amputé ou désaccordé. Pour cette tâche, je possède -croit-on souvent - une trousse de micro-techniques spécifiques à chaque situation. J'ai sûrement la réputation d'un bon mécanicien. Mais que je ne m'avise pas de sortir de ce rôle ! La confiance mise en moi s'évanouirait vite.
Ces quelques lignes d'introduction, auront, je l'espère, témoigné du malaise à l'origine de mon inscription au cours de gynécologie psycho-somatique. L'intuition d'être prisonnier d'une demande exigente, alors que je pressens la vérité ailleurs que dans mon action immédiate, m'ont fait recherché des outils pour décortiquer les demandes
farouches mais schématiques, ("au premier degré"), de mes patientes, et pour apprendre à y répondre de manière nuancée, avec du recul et sans pour autant rompre la relation. Comme le souligne Jacques Antoine Malarewicz: "En ce qui concerne le problème de la stérilité, (...), toute prise en charge psychothérapeutique se heurte à la quasi-impossibilité d'accepter, pour chacun dans le couple, une dimension relationnelle à ce problème.Autrement dit, ces couples qui viennent à reculons, insatisfaits de ce qu'une explication physiologique ne parvient pas à départager la responsabilité de chacun face au problème dont ils sentent bien qu'il risque de les diviser à chaque instant."

Ce mémoire ne se veut pas l'inventaire des outils présentés au cours de ces trois ans. Dans un premier temps, je tenterai d'analyser les facteurs qui conduisent les couples demandeurs à aliéner leur thérapeute, à l'enfermer dans un rôle. Dans la seconde partie, je tâcherai d'isoler, parmi toutes les techniques psychologiques, celles qui me paraissent les plus adaptées à une telle consultation, et qui permettent de la faire sortir de l'ornière.

L'enfermement du médecin dans la demande réductrice des patientes

Le temps-couperet

"Le temps m'est compté, je n'ai plus de temps à perdre!"
"J'ai rencontré l'homme de ma vie trop tard!"
"Nous ne voulons en aucun cas être de vieux parents"
"Après quarante ans, il est exclu que je fasse d'autres tentatives!"
La liste des remarques de ce type est sans fin. Elle dénote à l'évidence une angoisse devant la contradiction entre la loterie de la conception et le nombre limité de coups qui restent à jouer. La notion du temps qui passe est présentée au médecin comme l'argument définitif pour l'encourager à faire son maximum. Apparemment, il suffirait d'un peu de bonne volonté. En manifestant cette angoisse la patiente exprime le sentiment illusoire de contrôle de la situation, ou plutôt, percevant vaguement l'illusion, elle délègue au médecin le contrôle, espérant qu'au moins lui maîtrise ce temps qui file.
"Car le temps est une des hantises du non-dit: le miroir en est son instance, qu'on regarde jour après jour, qui sculpte le visage au rythme du vieillissement, sourd à nos supplications comme à nos fards. Toute la médecine n'a qu'un seul but secret: arrêter la marche du temps qui passe, répondre à la supplication du poète, reculer l'échéance" Claude Olieventein, Le non-dit des émotions.

En l'occurence, je trouve intéressant d'observer que cette angoisse n'est pas forcément en corrélation avec l'âge réel, ni avec des modification du cycle, ni avec des constatations biologiques quantifiables. La peur du vieillissement ne semble pas être au premier plan. Il ne s'agit que d'un phantasme né de l'affrontement entre le besoin de contrôle et la peur de n'être qu'un jouet du destin.
Sur cette pression insupportée du temps inextensible qui menace la femme comme l'épée de Damoclès, j'oserai encore prendre Baudelaire comme référence:

Tout homme digne de ce nom
A dans le coeur un Serpent jaune
Installé comme sur un trône
Qui, s'il dit:"Je veux!" répond "Non!"
(...)
Quoiqu'il ébauche ou qu'il espère
L'homme ne vit pas un moment
Sans subir l'avertissement
De l'insupportable vipère.

"L'avertisseur"

Rôle des medias

"On ne pleure pas sur une statistique et les grands chiffres de la détresse humaine touchent moins que la vue d'un homme ou d'une femme brisés" Pascal Brückner,
revue Esprit, mars-avril 1994.
Dans nos pays occidentaux, la population bénéficie de puissants moyens d'information, particulièrement sur le plan scientifique. Il n'est pas rare de lire, dans un journal "grand public", un article de pointe faisant référence à un texte à paraître dans le prochain numéro de Lancet ou de Nature.
A première vue, cet accès à la connaissance la plus moderne représente un avantage pour les couples en mal d'enfants. L'inconnu étant générateur d'angoisse, la lecture d'articles de vulgarisation ou l'écoute d'émissions scientifiques devraient les rassurer.
Nous savons qu'il n'en est rien. Et la faute n'en est pas imputable aux seuls mass media. En effet, il me semble exister une paradoxale complicité entre l'informateur (télévision ou journal écrit) et l'informé (spectateur ou lecteur). Ce dernier est souvent rebuté par une information de qualité. Il trouve la vérité scientifique ennuyeuse et a besoin de magie pour alimenter ses phantasmes. Il refuse la réalité trop complexe, et souhaite que l'on réduise les problématiques à des entités monocolores.
En face de lui, l'informateur est engagé dans la vie économique. Il dépend d'une entreprise qui doit réaliser un chiffre d'affaire et celui-ci est dépendant de l'audience.
Il va donc entrer dans ce jeu truqué et présenter une réalité éblouissante, fascinante
... et simpliste. Le subterfuge arrange les deux camps.
C'est ainsi que le réalisateur d'un film scientifique voulant illustrer une expérience ou une opération très délicate va, au montage, couper la plus grande partie des séquences,
ne montrant au spectateur que la partie la plus spectaculaire. Il le laisse ainsi faussement croire que l'expérience ou l'opération est facile .
De même, on nous explique que la médecine est aujourd'hui capable de rendre mère une femme de 55 ans. Mais, bien entendu, la grossesse ne peut être obtenue qu'à la condition d'utiliser le don d'ovocytes, donc "d'emprunter" les ovocytes d'une jeune femme. Je pense qu'il y a tricherie à passer comme chat sur braise sur ce détail.
De fait, les médias contribuent selon moi de façon massive à une vision réductrice de la médecine de la reproduction. En enfermant le public dans un monde simpliste en noir et blanc, un monde de tous les possibles, un monde où le médecin se doit d'être un magicien, les médias contribuent indirectement à enfermer le médecin dans un travail purement technique (et même dans une spirale inflationniste de gestes techniques).

La pensée magique

"Ainsi la croissance cérébrale a donné naissance à une espèce déséquilibrée
mentalement, dont le vieux cerveau et le cerveau neuf, l'affectivité et l'intellect, la foi et la raison, sont en désaccord permanent. (...) Pour parler familièrement, l'évolution n'a pas serré tous les écrous entre le néocortex et l'hypothalamus" Arthur Koestler, Janus.
Dans une situation normale, " à froid", l'être humain se comporte de manière rationnelle, objective, raisonnable. Mais dans une situation stressante, il est submergé par le retour à la pensée magique de son enfance. Comme l'a montré Piaget ( La représentation du monde chez l'enfant ), la pensée de l'enfant reste animiste jusqu'à l'âge de la puberté. Puis l'adolescent étant soumis à l'enseignement rationnel des adultes, sa pensée magique est enterrée profondément, à l'abri de la rationalité.
Bruno Bettelheim (Psychologie des contes de fées) nous apprend que si l'enfant a été privé prématurément de sa croyance au magique, il risque fort, à la fin de son adolescence, d'être incapable d'affronter les rigueurs de la vie d'adulte et cherche l'évasion dans la drogue ou les sectes, ou, moins dangereusement, dans les rêves éveillés. Les adultes, en principes se sont débarrassés de leurs projections puériles, au profit d'explications rationnelles. Mais en période de tension comme celle que représente la quête infructueuse d'un enfant, l'individu cherche à se rassurer en se réfugiant dans la notion "puérile" qu'il est au centre de l'univers et que veille sur lui un ange-gardien. Je cite Bruno Bettelheim: "Si nous traduisons tout cela en termes de comportement humain, plus une personne se sentira en sécurité dans le monde, moins elle aura besoin de recourir aux projections infantiles(...) et plus elle pourra se permettre de rechercher des explications rationnelles.(...) Moins l'homme se sent en sécurité en lui-même et dans son environnement, plus il se replie en lui-même parce qu'il a peur, ou plus il a envie d'aller conquérir, pour le seul plaisir de la conquête".
On retrouve là une attitude fréquemment observée à la consultation auprès de couples qui se débattent depuis longtemps dans leurs échecs successifs et donnent l'impression d'une quête pour elle-même. Dans cette situation, le médecin qui cherche à donner au couple des explications rationnelles a peu de chances de se voir écouté et compris, car celui-ci cherche justement à échapper à la réalité.
Quant aux techniques de procréations assistées, elles amplifient, exacerbent l'idée magique de fabrication maîtrisée d'un enfant. Elles servent de caisse de résonance à une revendication d'enfant "qui s'obstine à ne pas venir", comme si les protagonistes étaient persécutés par un maléfice que la médecine (bonne fée) aurait le pouvoir, et même le devoir de corriger.
" La contrepartie de la toute-puissance affichée du pouvoir médical est l'exigence rapide, instantanée de l'application d'un traitement de pointe, avec pour corollaire une guérison immédiate, si possible indolore. Ici intervient le jeu subtil des culpabilités croisées qui font que, dans le retour d'une pensée sauvage, le thérapeute est rendu coupable de la maladie au même titre que le météorologue peut l'être du mauvais temps." Olieventein, op. cité.

Le stress lié au "droit à l'enfant"

"Les procréations assistées accentuent un fait de société très général en posant la question de la succession des générations, question qui fait comprendre que l'expression la plus juste en la matière est, sans doute, celle de devoir d'enfant, bien plus vraie que l'épiphénomène "désir d'enfant", ou "projet d'enfant". On se doit d'avoir un enfant pour s'acquitter d'une dette transgénérationnelle. On doit également un petit-enfant à ses grands-parents. Telle est bien la souffrance des couples qui n'arrivent pas à procréer, et, plus que d'une blessure narcissique personnelle, il s'agit d'une souffrance de ne pouvoir s'acquitter d'une dette. Ce sont là les véritables coulisses du désir d'enfant." Geneviève Delaisi, Enfant de personne.
Cette citation montre bien où se situe la difficulté du médecin pendant la consultation de stérilité. On lui présente au premier degré un projet d'enfant bien rationnel, auquel on lui demande de répondre par son expérience et sa maîtrise des problèmes scientifiques. En fait, ce n'est pas le médecin mais le banquier qui est consulté, banquier sensé fournir les actions nécessaires pour éponger une dette transgénérationnelle. Cette inadéquation entre la demande sous-jacente et la requête, telle qu'elle est exprimée enferme le thérapeute dans un jeu de rôle dont il ignore le scénario.
Un petit conte attribué à Freud relate l'histoire d'une maman aigle qui voulait sauver ses petits du déluge; ils étaient trop faibles pour voler de leurs propres ailes. Elle prit le premier dans ses serres et s'envola. "Je te serai toujours reconnaissant, maman", dit l'aiglon. "Menteur!" dit la mère en lâchant son petit dans les flots. La même chose se produisit avec le deuxième petit. Quand la mère prit le troisième et se mit à voler vers un refuge, l'aiglon lui dit:"J'espère que je serai aussi bon pour mes enfants que tu l'as été pour moi!" Et la mère sauva cet enfant.
Nancy Friday, qui cite cette histoire dans : "Ma mère, mon miroir", poursuit en précisant bien que "la dette de gratitude que nous devons à notre père et à notre mère est située devant nous et non par derrière. Ce que nous leur devons, c'est la facture que nous présenteront nos enfants". Et quand l'enfant tarde, c'est au médecin de payer cette facture, en tout cas il peut arriver qu'il se sente malgré lui débiteur dans ce contentieux fréquent entre mère et fille.

La jalousie

"L'une des conditions suivantes suffit à faire naître l'envie: le déplaisir qu'inspire le succès d'autrui ou le désir de s'approprier le bien d'autrui. (...) Willy Pasini, La méchanceté.
On voit que la femme en mal d'enfants répond souvent aux deux critères simultanément. En l'occurence, il ne s'agit pas d'un simple déplaisir, mais plutôt d'une souffrance aiguë, qui qui inonde l'âme comme une passion. Elle s'accompagne souvent de phantasmes de meurtre, au point qu'elle oblige la femme à une conduite d'évitement des bébés et de leurs mères. Pasini nous apprend encore qu' "on guérit de l'envie à partir du moment où l'on réussit à admirer les qualités des autres et non plus en se plaçant en situation antagoniste; à vouloir être comme les autres et non plus à leur place". L'archétype de la jalouse est la belle-mère de Blanche-Neige: Tandis que la jeune fille projette ses rêves dans l'avenir, la marâtre veut vivre un présent dont elle refuse d'admettre que c'est déjà un passé. Il s'agit encore dans ce conte d'une situation
banale à la consultation de stérilité où la moyenne d'âge est de 38 ans !

La dépression

" Quand une femme dit à un gynécologue qu'elle est déprimée parce qu'elle est stérile, un accord s'établit rapidement entre eux quant à la responsabilité de la stérilité dans la dépression. (...) Un consensus s'établit immédiatement sur le fait que c'est un enfant qu'il lui faut. Françoise Cribier, dans le numéro 4 de la revue gynécologie et psychosomatique, met en évidence un point souvent ignoré par le gynécologue, celui de la dépression masquée par le besoin d'enfant, "comme si le symptôme se trompait d'adresse". Il tombe sous le sens qu'une quête prolongée et des échecs itératifs conduisent à des réactions dépressives. C'est tellement évident que le regard du médecin, obnubilé par cette évidence ne voit pas la possibilité que puisse exister, au-delà de la tristesse, une problématique dépressive (par exemple un deuil) ou une pathologie dépressive comme on peut la rencontrer chez les gens ayant une structure dépressive de leur personnalité. Dans cette situation. nous apprend Françoise Cribier, la demande d'enfant est "surdéterminée, ce qui lui confère des caractères cliniques bien particuliers .(...) C'est une demande exigeante, urgente, revendicatrice, voire agressive. (...) La souffrance que recouvre cette demande est intense, exprimée en terme de sentiment d'échec et de honte: honte du dysfonctionnement du corps, honte par rapport aux femmes normales, honte de ne pas être à la hauteur. (...) Le besoin d'enfant occupe tout le champ de l'esprit, c'est une idée unique qui ne donne lieu à aucune fantaisie imaginative."
Contrairement à la réaction dépressive banale, il n'y a, dans le cas de la dépression masquée, aucune place pour l'ambivalence, ce qui peut être un trait facilitant le diagnostic différentiel. Si le diagnostic est manqué, l'impasse médicale est probable. En effet, une demande si pressante induit chez le médecin un désir de réparation. Il est extraordinairement difficile pour lui d'aller à l'encontre de cette demande sans créer un conflit ouvert ou une brutale rupture. Le plus souvent, il acceptera d'entrer dans le rôle de magicien qu'on veut lui faire jouer, entraînant à long terme, après quelques déboires supplémentaires, une aggravation de la dépression. Ces femmes ont plus que d'autres tendance à s'engager dans un parcours de procréation médicalement assistée, car la FIV leur confère une identité dans les épreuves qu'elles traversent. La réaction du gynécologue qui ne reconnaît pas la dépression-sous-jacente, ou qui, la reconnaissant, ne parvient pas à échapper la pression mise sur lui pour qu'il passe à l'action, risque alors d'entraîner sa patiente dans un parcours dangereux pour elle. Françoise Cribier formule les hypothèses suivantes, qui me paraissent fort plausibles et mériteraient une étude scientifique:
1) En cas de grossesse, ne retrouve-t-on pas chez ces femmes un plus grand taux de fausses couches, de grossesses extra-utérines, et d'accouchements prématurés ? 2) Les enfants nés de ces mères-là ont-ils un risque augmenté de survenue d'une psychose infantile précoce ?
A l'appui de cette dernière hypothèse apparemment pessimiste, je dois noter avoir eu connaissance de trois cas d'autisme parmi les 300 enfants nés à Genève grâce à notre progamme de FIV. Comme les grossesses sont en général suivies par d'autres obstériciens, ils se pourrait que les risques réels soient encore plus élevés. Le programme statistique français de FIVNAT devrait répondre bientôt à cette angoissante question.

Le stress lié au secret

Sylvie Epelboin raconte (Contrac. Fertil. Sex 1991 vol.19. n0 3) avoir organisé une fête à Saint-Vincent-de-Paul pour célébrer les 150 premières naissances par procréation assistée. L'assemblée réunissait parents, enfants, personnel soignant de la Maternité et du centre FIV. La réponse massive des parents FIV la surprit, mais elle remarqua aussi que, parmi les absents figuraient surtout les couples ayant eu une FIV ou un GIFT avec donneur.
La plupart des couples recourant à la procréation assistée, bien que discrets par rapport à l'entourage professionnel ou amical, n'éprouvent aucune honte à leur démarche médicalisée. Ils se disent prêts à expliquer à leur future progéniture les aléas et détours de son origine. Les choses se gâtent quand l'homme est stérile et qu'il n'existe pour le couple pas d'autre solution que le renoncement ou le recours à un sperme de donneur.
Dans ce cas, le secret est de mise pour la très grande majorité des patients. Comme le souligne Geneviève Delaisi dans "Enfant de personne", il s'agit alors de "trois secrets qui s'emboîtent, comme des poupées gigognes." Le secret sur la stérilité du père social, conjoint de la mère; stérilité connotée parfois avec l'impuissance sexuelle. Lien plus imaginaire que réel, bien sûr. Mais qui existe dans les représentations culturelles. Symptôme, souffrance, lourds à porter, auxquels l'IAD offre un palliatif très ambivalent, un simulacre: Grâce, en effet, au secret possible sur le mode de conception (...) le couple peut quasiment gommer la stérilité. (...) Secret ensuite sur le fait que la sexualité du couple est et demeure stérile (..). Si le couple désire un deuxième enfant, il devra donc recourir à une autre insémination. Troisième secret, le plus évident, mais on l'a vu, pas forcément le seul ni le plus lourd: celui qui pèse sur l'identité du donneur".
Le couple qui accepte d'entrer dans le jeu de l'IAD pour gommer sa stérilité pare au plus pressé - il faut sauver les apparences - mais ressent confusément que tout secret de famille a des effets pervers, dont il ne maîtrise pas la portée Le secret de famille est un savoir commun, mais non partagé, chacun des partenaires se taisant pour épargner à l'autre une souffrance. Ce sentiment diffus est généré par la (mauvaise) conscience de ne pas maîtriser les conséquences lointaine du choix, autant que par la peur des transgressions que le couple ose commettre: utiliser un sperme étranger d'une part, mais aussi et surtout faire reposer la vie d'un être humain (et de sa descendance) sur le déni et le mensonge.
L'angoisse de la patiente est aussi celle de mettre au monde un enfant qui risque de n'avoir aucune ressemblance avec son mari. Elle anticipe les remarques qui pourront lui être faites et les réponses stéréotypées qu'elle leur opposera.
Plus que toute autre femme, elle s'inquiète de mettre au monde un enfant anormal (punition pour sa transgression?).
Enfin, elle fantasme sur le risque futur que son enfant rencontre un autre "produit" du même donneur et qu'il en résulte d'éventuelles tares dans la descendance.

Dans la pratique, le secret semble la plupart du temps plus acceptable pour les couples que la transparence. Mais le temps qui passe le rend certainement de plus en plus lourd. On aimerait savoir comment les couples s'en accomodent quand leur progéniture est adolescente et s'intéresse à sa généalogie. Dans "le secret pathogène et son traitement", publié en 1966, Henri F. Ellenberger montre comment, dans des situations extrêmes, le secret conduit au désespoir et à la mort. Poursuivant une tradition très ancienne, la religion catholique a établi la pratique systématique et obligatoire de la confession, pratique qui a survécu jusqu'à nos jours aussi dans la religion orthodoxe. Les protestants, eux, se sont faits les apôtres de la cure d'âmes, qui comprend dans un premier temps une confession, suivie d'une recherche commune de solution qui pourrait s'apparenter à une sorte de psychothérapie brève.

Comment se sortir de l'enfermement

En 1972, dans "la Puissance et la Fragilité", Jean Hamburger écrivait ces quelques lignes: " Ce que le malade attend de son médecin, c'est trouver dans les conseils de ce dernier les éléments de sa décision propre; il ne cherche pas à savoir ce que le médecin ferait à sa place, mais bien ce que lui, malade, déciderait s'il possédait les connaissances médicales voulues; ce qu'il veut c'est que compte soit tenu de ses faiblesses, de ses volontés, de ses idées sur la vie, sur la douleur ou sur le bien-être. La partie se joue donc à deux. Et c'est presque toujours une partie douloureuse, où le médecin sert de soutien et non de donneur d'ordres. (...) Tout le problème est donc de savoir si, et comment, le médecin peut assumer à la fois cette tâche psychologique personnalisée et une action technique sans défaut. Si l'on considère la montée des difficultés techniques dans la médecine d'aujourd'hui, on accordera qu'il n'est pas simple d'être à la fois ce conseiller si personnel et ce technicien si averti. La difficulté est telle que la tâche du médecin praticien, cette recherche constante du mélange le plus juste de deux actions d'essence distincte, soutien moral et décision technique, apparaît comme une manière de création éternellement renouvelée à chaque nouveau malade. Ainsi, malgré l'énorme différence apparente, un certain parallélisme existe entre l'activité créatrice du chercheur médical et la création permanente par le praticien d'une réponse technique spécifiquement adaptée à chaque nouveau problème".
L'accélération des connaissances en matière de reproduction humaine a entraîné un enrichissement des connaissances et des possibilités de traitements, mais ces progrès ont, en corollaire, introduit le leurre de la maîtrise parfaite de la fécondation. Mais la réalité est tout autre. La conception est le résultat d'une loterie: chaque mois, pour un couple normal, un billet gagnant sur quatre !
Devant cette réalité biologique, beaucoup de couples ne supportent pas ce délai imposé par la Nature à la réalisation de leur programme de vie (leur scénario, dirait-on en analyse transactionnelle). Tout l'art de la consultation va consister en même temps à fournir une réponse technique spécifique et à faire la part de l'impatience ou du désir de maîtrise, puis de fournir une assistance globale, physique et psychique. Autant de couples, autant de combinaisons subtiles entres les facteurs somatiques, sexuels et psycho-affectifs. Il est important que, d'emblée, ces couples repèrent que leurs paroles, leur vécu, leurs souffrances sont entendus, et pas seulement leurs symptômes.
Pour éviter le clivage habituellement pratiqué entre stérilité psychique et organique (et qui consiste pour le praticien à enquêter en premier lieu sur les pistes mécaniques ou fonctionnelles, puis ayant épuisé son arsenal technologique à suggérer à la patiente d'aller voir un psychiatre), il faut admettre que l'existence de causes organiques évidentes, même sévères, n'exclut en aucune manière la dimension psychique du symptôme et la souffrance qui lui est attachée. En second lieu, il faut disposer d'une panoplie d'outils psychologiques, pour repérer la souffrance dans le non-dit, mettre en évidence les articulations trans-générationnelles, puis faire prendre conscience au couple de ses méconnaissances, des ses sentiments parasites ou de ses relations symbiotiques. Tout ce travail n'est pas enseigné aux gynécologues, et c'est dans plusieurs spécialités psycho-dynamiques que le technicien doit puiser pour être capable d'assurer une approche globale du couple qui lui est confié.
Dans cette seconde partie, je vais tenter de rassembler quelques éléments glânés au cours des trois années de formation en gynécologie psycho-somatique dans différentes spécialités, et qui vont ensemble structurer le thérapeute ( moi !) dans sa façon de penser et de communiquer. Toute la question est de savoir si ce melting pot de connaissances est d'intérêt général (pouvant servir de repérage pour la formation ultérieure d'un technicien PMA) ou si ce que je crois le plus utile dans la formation reçue m'est personnelle et non transposable. Or, par définition, la réponse ne peut être apportée en cours de réflexion, ce qui rend cette tentative un peu périlleuse.
Pour systématiser l'approche, les chapitres suivants seront abordés successivement, étant entendu que, dans la pratique, un dosage spécifique des ingrédients doit être choisi pour un couple donné, chaque fois unique dans sa quête d'enfant.

  1. Identification du positionnement transgénérationnel du désir d'enfant à l'aide du génogramme.
  2. Appréciation des ressources personnelles, familiales et sociales:  le modèle Bitzer.
  3. Analyse des interactions dans le couple: apport de la systémique.
  4. Conduite de la discussion et maîtrise de la communication: apport de l'analyse transactionnelle.

Génogramme

Le génogramme constitue une représentation analogique de l'ensemble des interactions familiales des deux membres du couple. Une telle représentation, outre qu'elle permet un gain de temps, dynamise la relation en lui donnant une dimension historique objective qui évite de privilégier un aspect ou un autre de la trajectoire existentielle de la patiente (ou de son mari).
C'est au cours des premiers entretiens que biographie et généalogie ont une place importante.
"Prendre la mesure de l'histoire familiale de la femme, de l'harmonie du couple parental et de son enfance, permet de reconnaître le contexte biographique singulier où l'infertilité vient s'inscrire." Bydlowsky et Dayan-Lintzer : Désir d'enfant,
mal d'enfant. Revue Méd. psychosom. 1985.
"Ainsi, par exemple, s'intéresser aux paroles de la mère (la future grand-mère) que la patiente a pu entendre, autour de ses propres grossesses et accouchements, aide à comprendre qu'il n'est pas toujours facile pour une jeune femme dont l'enfance a été bercée par la description d'accouchements terribles, catastrophiques, de mettre en route sereinement une grossesse." Dayan-Lintzer.
L'intérêt est grand, en matière de recueil d'information, d'explorer les ascendants et collatéraux. On y découvrira souvent des surprises de taille, jamais révélées d'emblée, car, dans cette phase de quête d'enfant, le couple est si centré sur lui-même qu'il n'imagine absolument pas les liens voire les obligations trans-générationnelles.
Juliette Buffat, psychiatre genevoise, a utilisé l'approche systémique pour explorer les ascendants et collatéraux du couple. La meilleure façon, pour elle, de représenter un système familial est de le dessiner sous forme d'un génogramme. Les informations qu'elle en tire sont d'autant plus riches, pour le médecin et pour le couple, qu'elle le dessine devant les patients, sur un grand tableau, et qu'elle fait raconter l'histoire de la famille de Madame par Monsieur et réciproquement. Ainsi, le couple découvre lui-même les scènes répétitives ou les accumulations de situations tragiques. D'autre part, le fait de croiser les récits fait surgir très vite des interactions conjugales, parfois des conflits soigneusement dissimulés auparavant.

Le modèle Bitzer

Lors du 11 ème congrès international de l'ISPOG à Bâle (mai 1995), Johannes Bitzer
a montré que l'approche habituelle de la stérilité était une intervention biotechnologique médicalement assistée dont il a défini les buts, l'approche thérapeutique et la relation médecin-malade qui en découlait. Il a proposé un autre modèle de relation basé sur une définition plus large de la reproduction humaine.
Il a résumé sa pensée dans un tableau synoptique qui m'a semblé suffisamment original pour mériter ici une traduction française in extenso (avec sa permission).
Malheureusement, le français se prête moins bien que l'anglais à des formules lapidaires (voir en annexe le texte anglais) et m'obligera à changer un peu la forme.
Voici donc le modèle de la consultation biopsychosociale de fertilité:
Ses quatre fonctions sont:

  1. Détermination des désirs et objectifs du couple, concernant sa fertilité et sa sexualité.
  2. Détermination de la fertilité du couple et des problèmes relatifs à sa sexualité.
  3. Développement et maintien d'une relation thérapeutique constructive.
  4. Communication des résultats concernant fertilité ou sexualité et exécution des corrections ou du plan de traitement.

Pour chaque fonction, Bitzer fixe les objectifs et, en regard, les techniques ou comportements y relatifs. Toujours pour des raisons de commodité, nous les superposerons sous forme d'un listing:

1. Projets du couple:

Objectifs:

  1. Rendre le/la patient(e) capable de définir son désir d'enfant et ses projets concernant sa fertilité.
  2. Développer son autonomie dans la prise de décisions.
  3. Créer une base pour l'évaluation des stratégies et des plans à élaborer dans le but d'atteindre les objectifs.
  4. Rendre le clinicien capable de comprendre les priorités de son/sa patient(e).

Technique ou comportement

  1. Etablir une relation personnelle de confiance et de compréhension
  2. Ecouter avec ouverture d'esprit.
  3. Accepter que le patient soit une personne avec ses propres droits.
  4. Etre intéressé par ses perceptions et ses opinions.
  5. Etre conscient de ses propres idées préconçues
  6. Laisser des questions ouvertes.
  7. Avoir un langage commun.

2. Détermination de la fertilité:

Objectifs:

  1. Rendre possible au clinicien l'accès aux déficits ou obstacles, tout en respectant les souhaits et les plans des patients.
  2. Evaluer les informations significatives concernant les facteurs qui peuvent influencer la fertilité et/ou la sexualité de la patiente

Technique ou comportement

  1. Connaissances de base concernant la physiologie et la pathologie de la fertilité et de la sexualité. Hypothèses pathogéniques à partir de domaines conceptuels multiples.
  2. Capacité de synthèse et d'organisation des données significatives.
  3. Capacité de mettre en relation des données de sources différentes
  4. Emettre des hypothèses et les tester.
  5. Etablir une relation thérapeutique

3. Relation thérapeutique:

Objectifs

  1. Fournir une réponse émotionnelle au/à la patient(e)
  2. Inciter le patient à fournir les informations nécessaires au diagnostic et au traitement.
  3. Approbation du patient pour suivre le plan de traitement.
  4. Compliance.
  5. Satisfaction du patient et du clinicien

Technique et comportement

  1. Laisser la patiente raconter ses désirs, son histoire
  2. Accepter la patiente comme une personne
  3. Percevoir les émotions et rendre une réponse dans le registre émotionnel.
  4. Verbaliser les émotions.
  5. Définir la relation
  6. Donner au patient des perspectives.
  7. Etre empathique et contribuer à ce que le patient développe son estime de soi.
  8. Etablir un contrat thérapeutique.
  9. Transmettre l'information et les recommandations.

4. Management:

Objectifs

  1. Faire en sorte que la patiente comprenne ses problèmes
  2. Aider la patiente à faire des choix éclairés entre les différentes méthodes et options pour résoudre son problème.
  3. Mettre en place un consensus ou un contrat portant sur les problèmes et les options thérapeutiques entre la patiente et le clinicien.
  4. Etendre la connaissance et la compétence sur le versant patiente.
  5. Améliorer la compliance.
  6. Obtenir des changements comportementaux et une adaptation.

Technique et comportement

  1. Intégration et synthèse des données colligées.
  2. Communiquer et expliquer les données significatives.
  3. Stratégies éducatives.
  4. Partir là où le patient se trouve.
  5. Construire à partir des valeurs du patient
  6. Négociation clinique pour la résolution des conflits.
  7. Anticiper les réponses émotionnelles au mesures thérapeutiques.
  8. Développer la relation thérapeutique.
  9. Réévaluer les buts.

Apport de l'approche systémique

Dans "Comment la thérapie vient au thérapeute" (ESF 1996), Malarewicz donne quelques règles utiles à bien communiquer:
1) La position: Chaque fois qu'une personne essaie de persuader une autre, dans une situation spécifique, qu'elle ne peut pas, qu'elle ne comprend pas, elle se met en position basse (ou profil bas). C'est paradoxalement la position la plus solide, une position de pouvoir. En effet, sans prendre le risque de se tromper, on pousse l'autre à "sortir du bois". Donc plus un professionnel a d'expérience, plus il apprend à tirer profit de la position basse.
2) La relation, symétrique ou complémentaire: Dans le premier cas, les interlocuteurs se mettent dans une escalade symétrique et stérile, à force d'arguments les plus puissants possibles. Dans le second cas, les interlocuteurs mettent leurs moyens en commun pour parvenir à un même but. L'interaction est alors beaucoup plus constructive, en termes de contenu.
3) Le langage non verbal: On peut citer quelques exemples qui me semblent utiles dans ce contexte thérapeutique:
- La distance qui sépare deux interlocuteurs (mari et femme, mais aussi patiente et médecin), est réglée par eux dans les premières secondes de toute interaction. Cet espace est en même temps un espace entre les deux "peaux sociales" de chacun, mais aussi un espace émotionnel, fonction du problème ou de la souffrance.
- Les gestes autocentrés: Ces gestes passent habituellement inaperçus, bien que fréquents. Ils correspondent à ceux où l'individu établit un contact entre sa main et une autre partie du corps. Parfois ils manifestent une gêne passagère (d'où l'intérêt de savoir les décoder), parfois ils permettent un ressourcement (valeur anxiolytique) ou un temps de réflexion supplémentaire.
- Les gestes régulateurs: Ils accompagnent le langage verbal et en marquent les articulations.

Le praticien en face d'un couple est toujours placé par celui-ci dans un rôle d'arbitre.
S'il se laisse enfermé dans ce rôle, en position haute, dans une relation symétrique, il va être rapidement entraîné dans un jeu psychologique (persécuteur - victime - sauveteur) et perdre simultanément son efficacité thérapeutique. Au contraire, s'il adopte le profil bas, dans une définition complémentaire de la relation, il augmente ses chances de garder l'initiative dans l'échange. Et garder l'initiative, c'est s'assurer la maîtrise du changement pour l'autre.
Malheureusement. les patients savent souvent parfaitement bien nous placer - nous médecins - en position haute en nous faisant entrer dans une logique explicative. Notre formation nous y encourage, et la vanité fait le reste , par la "fétichisation de l'explication miracle."

Conduite de la discussion et maintien de la communication grâce à l'analyse transactionnelle

Avertissement

La découverte de l'AT a été pour moi un événement marquant. Quand m'ont été présentés les rudiments de cette approche, j'ai pressenti que je tenais là le moyen de sortir de l'enfermement dont j'ai parlé dans la première partie. Une sorte de "machine à voir derrière les apparences", une boîte à outils pour me permettre de prendre le recul dont je me sentais dépourvu. Il me paraît nécessaire d'en parler de manière un peu plus développée, car c'est sûrement pour moi une des clés pour évoluer de la technologie vers une médecine plus globale. Mais je pressens un double danger en abordant ce chapitre: le premier est la difficulté de s'exprimer sur ce qu'on connaît encore mal. Le second écueil est le risque de livrer un condensé d'AT. Pour éviter cet écueil, je renoncerai à être exhaustif, choisissant de parler seulement des notions qui m'interpellent et que je pense pouvoir utiliser d'emblée dans ma pratique. Je vais donc passer en revue une série de concepts, pas forcément historique dans leur chronologie, et chercher des exemples d'application à la médecine de la reproduction, pour montrer comment leur intégration dans mes discussions avec les couples consultants permet d'ouvrir le débat et de faire avancer ces couples dans leur chemin de vie (plutôt que dans leur course d'obstacle). J'aborderai dans un premier temps les notions qui peuvent aider au diagnostic (pour voir derrière les apparences), puis ceux qui permettent d'ouvrir le dialogue, de mieux communiquer.

Le diagnostic complet

Pour Eric Berne, fondateur de l'AT, il existe quatre manières de reconnaître les états du moi: Ce sont les diagnostics: comportemental, social, anamnestique et phénomémologique.
1) Diagnostic comportemental: C'est en observant le comportement de la patiente que je vais déduire dans quel état du moi elle se trouve. Tout en l'interrogeant, je vais prêter attention à ses intonations, ses mimiques ou ses gestes. Ceux-ci démentent fréquemment ce que disent les mots. Par exemple, un discours très cohérent font penser à un état du moi adulte, alors que dans le même temps les doigts qui tapotent le bras du fauteuil ou les pieds posés l'un sur l'autre m'informent que la patiente est plutôt dans son état du moi enfant adapté.
2) Diagnostic social: Il ne s'agit pas là d'un diagnostic de la personnalité modulée par le contexte social, ni d'une évaluation de la pression sociale à laquelle est soumise la patiente, éléments par ailleurs fort utiles à l'appréciation des tenants et aboutissants de sa situation actuelle. Par diagnostic social, Eric Berne entend l'interaction entre la patiente et moi. En particulier, si je m'aperçois que, dans ma relation avec une patiente donnée, je ne peux m'empêcher d'être moi-même dans mon état parent critique (par exemple), il y a fort à parier que ma patiente se situe dans l'état du moi complémentaire, l'enfant rebelle. Prendre conscience de ce diagnostic social permet de recentrer le débat sur un terrain plus neutre, celui du moi adulte, qui induira des réponses adultes.
3) Diagnostic anamnestique (que Berne appelait historique): Après avoir pris conscience, au cours du dialogue, que ma patiente est dans un état du moi enfant adapté (réponses forcées, attitude renfermée, les yeux vers le bas, etc), le diagnostic anamnestique consiste à saisir la perche tendue par cette attitude en questionnant mon interlocutrice sur son enfance à partir de son comportement actuel. Par exemple: "Prenez conscience de votre pose. Est-ce que vous preniez parfois cette pose quand votre père vous parlait ?" La réponse me fournit une vérification du diagnostic social supposé précédemment. En même temps que son comportement manifestait des indication venant de l'enfant adapté, sa réponse m'informe sur le fait que son attitude était bien un stéréotype infantile.
4) Diagnostic phénoménologique: Ce terme est appliqué par Berne lorsque l'individu parvient à rejouer, à revivre une scène de l'enfance. La patiente, par l'imagination, remet son père ou sa mère en scène , et lui dit ce qu'elle n'a pas pu lui dire à l'époque.
Il faut ici remarquer deux points: d'une part le mot phénoménologique n'est pas employé par Berne avec le sens que lui donne le dictionnaire. D'autre part, il s'agit là d'une expérience de nature plus analytique, qui dépasse à mon sens mon rôle de gynécologue. Je ne l'ai cité que pour ne pas tronquer sa pensée.

Egogramme

Pour établir l'importance de chacun des états du moi dans une personnalité. Jack Dusay (Egograms, NY 1977) a élaboré une sorte d'histogramme, qui peut aider l'individu - en l'occurence la patiente - à prendre conscience des valeurs relatives des cinq sous-états du moi, à savoir: parent critique (PC), parent nourrissier (PN), adulte (A), enfant libre (EL), enfant adapté (EA).
Ces cinq sous-états étant figurés en abcisse, la patiente indique en ordonnée l'intensité qu'elle attribue respectivement à chacun d'eux, figurant ainsi des colonnes de hauteur variable. On peut compliquer le schéma en figurant en positif les sentiments agréables et en négatif les sentiments contraints, ou étouffants. L'hypothèse de travail de
J. Dusay est la conservation de l'énergie: "Quand un état du moi augmente en intensité, un autre ou les autres doivent diminuer pour les compenser. Le déplacement d'énergie psychique se produit de manière à ce que l'énergie totale reste constante." Que cette théorie soit vérifiée ou non, il n'en reste pas moins que l'illustration ci-dessus amène la patiente à une prise de conscience salutaire des blocages et des pertes stériles d'énergie.

Stockage de sentiments parasites

"Nous définissons un sentiment parasite comme une émotion habituelle, apprise et encouragée dans l'enfance, vécue dans de nombreuses situations de stress, et inappropriée comme moyen adulte de résoudre les problèmes." Ian Stewart. "Manuel d'analyse transactionnelle".
Le parasitage est un comportement adopté inconsciemment comme moyen de manipuler l'environnement, et qui entraîne chez son auteur un état de malaise: le sentiment parasite. En général, celui-ci dissimule un sentiment authentique (celui qui, dans l'enfance a été censuré par les parents et remplacé par un sentiment de convenance). Contrairement au sentiment authentique qui donne à l'individu le moyen de résoudre l'événement douloureux, le sentiment parasite ne permet jamais de clore une situation. Quand quelqu'un éprouve un sentiment parasite, il peut l'exprimer tout de suite ou le stocker pour s'en servir plus tard. C'est ce qui se passe quand on "fait monter les tours" jusqu'à exploser pour une vétille sans proportion avec la colère exprimée.
Le parasitage s'observe par des mots, des intonations, ou des gestes qui ont pour caractéristiques d'être stéréotypés, car ils répètent des attitudes que l'individu encore enfant avait appris à utiliser pour obtenir quelquechose de son entourage, attitudes qui se sont progressivement cristallisées en une sorte de réflexe conditionné.
Les gens ont toute une gamme de tensions, de malaises, ou même de douleurs somatiques, qui sont une réaction archaïque et refoulée aux peurs infantiles, et qui peuvent passer inaperçus dans le comportement observable, si l'on n'y prête pas attention. Tout en étant un outil d'analyse, le circuit des sentiments parasites est un instrument de changement. Comme le disent Erskine et Zalcman: "Toute intervention thérapeutique qui interrompt le cours du circuit est un pas efficace que la personne fait pour le modifier". Autrement dit, on peut sortir du circuit n'importe où, ce qui casse le processus des renforcements et rend le prochain pas plus facile.

Les jeux

L'utilisation du parasitage dans une consultation est extrêmement banale. Il me semble très utile au médecin d'en prendre conscience afin d'éviter l'écueil des jeux psychologiques dans lesquels, si souvent, il est entraîné malgré lui. On retrouve là le sentiment d'enfermement décrit en première partie.
Les jeux ont différents traits caractéristiques: Ils sont répétitifs, ils se jouent hors de la conscience adulte, ils aboutissent toujours au fait que les joueurs éprouvent des sentiments parasites, enfin ils impliquent un échange caché de transactions infraverbales (comme si s'envoyaient, au delà des mots prononcés, des messages secrets qui dévoilaient les véritables intentions).
Stephen Karpman (Fairy tales and script drama analysis) prétend que, toutes les fois où l'on joue involontairement à ce genre de jeu psychologique pervers, on adopte un des trois rôle suivant : Persécuteur, sauveteur ou victime. C'est la théorie du triangle dramatique, que je trouve utile pour décrypter une discussion où l'on a l'impression de s'enferrer. Il faut encore relever que l'individu qui joue un jeu part d'une position dans le triangle dramatique et passe ensuite à une autre. Ce changement de position produit une sorte de coup de théatre ou de retournement qui a pour résultat que tout le monde se sent confus, imcompris, ayant le désir d'en rejeter la responsabilité sur l'autre.
Un jeu représente la meilleure stratégie qu'un enfant a trouvée pour obtenir quelque chose du monde. Il s'avère que, quand il devient adulte, les moyens de satisfaire ce besoin sont dépassés et constituent des manipulations.

Riposter aux jeux

L'analyse transactionnelle fournit des outils pour rompre le cours d'un jeu et sortir d'une situation bloquée. Il s'agit des "options", c'est à dire de nouveaux modes de fonctionnement, issus des états positifs du moi. Pour que cette stratégie fonctionne, plusieurs conditions sont nécessaires et suffisantes: Il faut croiser la transaction pour obliger l'autre à changer son état du moi. Ou il faut abandonner le précédent sujet de conversation, en offrant une alternative positive. Ou encore, on peut anticiper le coup de théatre, en le jouant avant qu'il n'arrive et en le dédramatisant.
C'est un art de détecter les appâts inconsciemment disposés à notre intention par la patiente souffrante. Mais pour rendre inopérante cette incitation à jouer, pour la désamorcer, il suffit d'appliquer une technique, et celle-ci s'apprend.
Exemple de discussion: "Docteur, cela fait X mois que je viens vous voir pour mon problème de stérilité. Mon amie, Mme YZ, m'avait donné votre nom en m'assurant que vous étiez le meilleur sur la place (d'ailleurs elle a accouché il y a une semaine d'un superbe garçon. Je n'ai même pas pu aller la voir à la maternité. Je m'en sens parfaitement incapable, bien que je sois heureuse pour elle). J'avais en vous une confiance absolue, mais les mois passent, et je sais bien que je n'ai plus vingt ans. Cette fois il faut vraiment que vous fassiez quelque chose".
A partir de ces quelques phrases, le médecin risque d'être coincé. Mis en situation culpabilisante (n'avoir "rien fait" depuis des mois), il va être enclin à forcer la dose, à faire plus, à se réfugier dans la technologie qu'on lui extorque au dépend d'une indication soigneusement pesée. Le dérapage est à portée de main, car la technique est pour lui une solution de facilité: Il satisfait à la demande (mais au premier degré), et sa patiente va repartir pleine d'espoir. Subsidiairement, le médecin qui fait le choix de ce scénario "médicalisant" choisit aussi la solution la plus intéressante pour son porte-monnaie, du moins s'il travaille en pratique privée. On comprend dès lors que cette attitude soit largement répandue.

Le contrat de changement

Pourtant, il existe une alternative: Le médecin peut choisir de répondre: "Au fait qu'attendez-vous exactement de moi ?" Ce faisant, il sort du jeu psychologique "persécuteur - victime", pour tenter de placer le dialogue sur un terrain d'adulte à adulte, et d'établir un contrat thérapeutique. Dès ce moment, même si la patiente réclame de la technique (ce qui est loin d'être assuré), il peut proposer des alternatives non médicales. Ou bien, il peut profiter de la déstabilisation , de la rupture du jeu pour faire entrer la patiente dans un dialogue authentique, où elle pourra parler de sa souffrance.

L'analyse transactionnelle nous apprend qu'un contrat de changement apporte à la relation au moins quatre avantages:

  • Le fait de bien circonscrire les problèmes participe à leur résolution.
  • Le fait d'établir des relations claires (adultes) entre les contractants limite les risques ultérieurs de "jeux".
  • Le fait de tendre vers un but commun est mobilisateur, motivant.
  • Le fait que, par contrat, la patiente devient actrice du changement permet de partager la responsabilité.

Conditions pour un contrat de changement

Selon Claude Steiner (Des scénarios et des hommes), les cinq conditions pour l'établissement d'un contrat durable et positif sont les suivantes:

  • L'objet du contrat doit être légal (déontologique) et en harmonie avec le moi parent de chacun des contractants.
  • Les parties contractantes doivent être compétentes. L'objet du contrat doit être négocié entre adultes.
  • Un consentement mutuel sur l'objectif à atteindre est requis.
  • Il doit y avoir un échange honnête (service argent).
  • Les efforts d'adaptation doivent être proportionnels.

A la première lecture, ces cinq conditions paraissent tellement évidentes que l'on peut se demander si elles ne sont pas sous-jacentes à toute pratique médicale et inconsciemment présentes dans toute relation thérapeutique. Mais à y regarder de plus près, le médecin apporte à cette relation son propre cadre de référence, ses propres définitions de ce qu'il estime bon pour la patiente ou le couple traité. Sans contrat préalable, il risque donc d'aiguiller ses clients dans une direction qu'il juge la meilleure pour eux. Ainsi, il jouerait involontairement le rôle de persécuteur pour une patiente victime.
Parmi les champs de la médecine, le domaine de la stérilité, qui comporte tant de subjectivité d'une part, et tant de souffrance cachée d'autre part, me semble particulièrement propice à l'avènement de fausses relations et à l'établissement de jeux psychologiques. L'établissement d'un contrat positif et efficace est donc, à mon sens, la base d'une relation thérapeutique authentique dans le domaine de la médecine de la reproduction. Le contrat doit être réaliste, tenir compte des ressources actuelles de la patiente. Le but doit être précis et observable, pour permettre une vérification ultérieure. Il doit être élaboré à partir de l'adulte, mais doit tenir compte des besoins authentique de l'enfant libre, plutôt que de les nier. Le pire serait de construire un contrat de changement à partir de l'enfant adapté, car il renforcerait à coup sûr les tendances répétitives des réflexes conditionnés infantiles. On voit qu'une telle négociation implique un engagement des deux partenaires (thérapeute et client), un effort pour mettre en branle le processus, effort qui diminuera au fur et à mesure que sera débloquée l'inertie initiale.
Pour tendre vers ce but commun, il faut mobiliser les ressources de la patiente. Est-elle prête à en payer le prix, en terme de bouleversement personnel, de danger éventuel, de rupture ou d'angoisse ? Il ne faut pas s'engager dans cette voie sans avoir établi auparavant un bilan précis des potentialités de changement, bilan pour lequel je renvoie le lecteur aux paragraphes concernés.

Autonomie

L'idéal proposé par Eric Berne comme but final d'un contrat de changement est la conquête de l'autonomie, sous la forme des trois capacités suivantes: la conscience claire, la spontanéité et l'aptitude à l'intimité. Le développement de ces thèmes passionnants sort du cadre de ce travail. Mais un contrat de changement, dans le cadre de la consultation de stérilité, a pour but plus immédiat la résolution efficace de problèmes, laissant l'acquisition de l'autonomie pour l'étape suivante, soit par autothérapie soit avec l'aide d'un thérapeute spécialisé.
Dans ce contexte professionnel, les méconnaissances et les problèmes non résolus proviennent souvent de ce que les gens sont mal informés et non du fait qu'ils sont enfermés en permanence dans des jeux psychologiques. Il est donc nécessaire que le médecin centre son attention sur un échange d'information et sur le développements de moyens efficaces pour que la patiente puisse agir à partir de ces informations.
Mais, comme le souligne Malarewicz, "lorsqu'un thérapeute accepte, de la part de ses patients, de recevoir un trop grand nombre d'informations, il prend le risque de s'en trouver débordé et de ne pas parvenir à les "accorder" toutes dans une représentation suffisamment simple pour qu'elle soit utilisable. En fait, il se paralyse lui-même".
Cette notion reste vraie aussi dans son corollaire. Trop d'informations données à la patiente la paralyse et l'empêche d'accéder à une représentation simple de sa situation. On voit donc le médecin coincé entre deux positions contradictoires, dans son souci d'informer tout en souhaitant développer l'autonomie de sa patiente.
Pour aider le thérapeute à ne pas se laisser enfermer dans la logique de sa patiente, Malarewicz suggère différents artifices, dont celui-ci, qui me semble utilisable par un non psy, dans la consultation de stérilité: Il consiste à "s'abstraire psychiquement de la séance, ce qui n'est possible que lorsque le thérapeute ne se laisse pas "subjuguer" par les informations que le patient peut donner (...). Un bon thérapeute est donc également un thérapeute rêveur qui est capable de rester en contact avec ses propres associations, (...) avec ses intuitions, pour imaginer des configurations nouvelles pour ses patients. Il doit donc pouvoir être capable de ne pas écouter, tout en restant attentif (...). Le thérapeute ne peut faire cela que s'il ne se laisse pas enfermer dans l'hic et nunc de la séance, quelque soit l'intérêt des enjeux qui s'y déroulent."

Critique de l'analyse transactionnelle

Après avoir montré à quel point l'AT m'avait paru répondre concrètement aux questions que je me posais dans mon métier de technicien en procréation assistée, et m'avait ouvert à une vision plus globale de mon travail, il peut paraître incongru de réserver un paragraphe à sa critique.
J'ai pourtant trouvé un détracteur de la méthode AT en la personne de Paul Watzlawick. Celui-ci aborde le problème des méconnaissances et des transactions cachées dans son livre "Faites vous-même votre malheur". Partant de l'observation de l'anthropologue Gregory Bateson qu'il existe dans toute communication humaine deux niveaux de langage, baptisés niveau de l'objet et niveau de la relation, il montre à l'aide d'une fable comme il est aisé d'entrer rapidement en conflit avec son interlocuteur par simple confusion de niveau, le langage étant incapable de discerner l'un et l'autre. Je rapporte ici intégralement cette anecdote, car elle m'a aidé à acquérir l'intuition d'un dérapage dans la discussion.
" Supposons une épouse qui demande à son mari:" Cette soupe, préparée selon une nouvelle recette, est-elle à ton goût?" Si c'est le cas, il n'aura aucun mal à répondre "oui", pour la plus grande satisfaction de Madame. S'il déteste cette soupe et ne craint pas trop de décevoir sa partenaire, il peut répondre tout simplement "non". Mais une difficulté se dresse d'emblée dans le cas (statistiquement le plus probable) où d'une part il juge la soupe épouvantable et, d'autre part, il ne veut pas faire de peine à son épouse. Au niveau de l'objet, sa rèponse devrait être "non", mais au niveau de la relation, il devrait répondre "oui" pour ne pas faire de peine. Or, nous ne possédons qu'un seul langage pour les deux niveaux. Que va-t-il pouvoir dire ? Sa rèponse ne peut être oui et non. Il va donc très probablement tenter de se tirer de ce mauvais pas par une déclaration ambiguë du genre: " Oui, le goût est amusant", dans l'espoir qu'elle comprendra ce qu'il voulait lui dire en réalité.
C'est à ce point que Watzlawick, dans une note en bas de page, critique avec bon sens (et sans la nommer) l'analyse transactionnelle: Je ne résiste pas au plaisir de recopier cette note. Je cite: "Il existe certes des puristes parmi les soi-disant "conseillers en communication" pour croire ingénument qu'il existe une communication "correcte" (dont on pourrait apprendre la grammaire comme celle d'une quelconque langue étrangère) et pour soutenir qu'il existe une réponse du genre: "Je n'aime pas cette soupe, mais je tiens sincèrement à te remercier de t'être donné le mal de la préparer pour moi". Je ne doute pas que, dans les livres de ces spécialistes - et là seulement -, l'épouse se jette alors au cou de l'époux !"
Bien sûr, je reconnais avec Watzlawick le côté "boy scout", idéaliste ou ingénu de l'AT. Mais une fois l'habitude de "penser AT" acquise et intériorisée, elle devient - j'en suis convaincu -un moyen efficace de communiquer à tous niveaux: avec soi-même, avec sa patiente, mais aussi avec sa famille ou ses voisins.

Conclusion: Les deux casquettes

Au terme de ces trois années d'initiation à la gynécologie psycho-somatique, et de la réflexion née de l'élaboration de ce mémoire, je m'interroge sur ce qui a changé dans ma consultation. J'ose à peine me l'avouer: à première vue, absolument rien.
On a pu pressentir, à la lecture des paragraphes précédents, que je suis conscient des points qui font problème: " ne pas être subjugué par les informations reçues"; tenir la position intenable citée par Hamburger du "créateur permanent d'un équilibre entre deux actions d'essence distincte: soutien moral et décision technique"; rester, comme le souligne Malarewicz, à la fois attentif et "absent" pour garder la vision d'ensemble qui seule permettra d'apporter les alternatives nécessaires au processus de changement. Tout cela m'est apparu au fil du temps de plus en plus nécessaire à l'idée que je me fais de mon travail. Alors pourquoi rien n'a-t-il changé ?
C'est encore l'analyse transactionnelle qui me souffle la réponse: Un autre aspect de la thérapie AT est qu'elle est orientée vers le changement, plutôt que vers la seule prise de conscience. Il est certain que l'AT met l'accent sur la compréhension de la nature et de la source des problèmes. Mais cette compréhension n'est jamais considérée comme une fin en soi. A l'inverse, c'est un outil utile dans le processus actif de changement. Le changement lui-même consiste à prendre la décision d'agir différemment, puis ensuite de mettre cette décision en oeuvre." Ian Stewart.

Arrivé au terme de ce mémoire, je me considère comme au seuil de cette étape personnelle, qui est celle de "prendre la décision d'agir différemment". Ce changement implique certainement un effort de mise en branle du processus. Je ne crois pas que cela doive m'arrêter dans ma démarche. Ce qui me freine encore est la question de savoir où s'arrêtera cette évolution. Je doute de ma capacité à pouvoir jouer les deux rôles simultanément, à porter alternativement les deux casquettes. Au contraire, plusieurs de nos enseignants, formés à l'origine comme gynécologues, en basculant vers une activité de psychothérapeutes, nous ont illustré l'impossibilité de survivre dans un "no mans land" plus tout à fait gynécologique, mais pas encore tout à fait psychologique. La perspective d'une bascule future de mon activité professionnelle "du côté des psy" ne m'inquiète que dans la mesure où elle me ferait renoncer à la part tout à fait exaltante du "bricolage technologique" de la médecine reproductive moderne. C'est, je crois, ce qui me fait encore balancer les pieds au-dessus du vide, repoussant encore un peu le moment de sauter.

Ce métier de funambule, qui consiste à être à la fois "ce conseiller si personnel et ce technicien si averti" (Hamburger), apparaît comme une manière de création sans cesse renouvelée. On peut même trouver un certain parallélisme entre le médecin et l'artiste. J'aimerais justement terminer ce mémoire par un clin d'oeil artistique (c'est le cas de le dire, comme vous le verrez!) tiré des témoignages d'un peintre et d'un écrivain: le peintre Olivier Debré, cité par Jean Bernard dans Les deux privilèges, et l'écrivain Jean Tardieu, dans Les sentiers de la Création. Ils illustreront de manière légère mais symbolique mon sentiment d'instabilité créatrice dans ce double rôle de conseiller et de technicien, à la fois prêt à s'émouvoir et cependant rationnel.
Debré: "Il m'a semblé ressentir une différence de comportement des deux yeux. L'oeil gauche reçoit l'image qui semble s'impressionner sur lui. La sensation éphémère s'inscrit en forme qui s'évanouit aussitôt, comme une bulle de savon, immédiatement reformée, immédiatement disparue. Avec l'oeil gauche, la vie est comme un va-et-vient entre l'objet regardé et l'image reçue, une sensation de battement qui tourne autour de la paupière(...) L'oeil droit fonctionne tout à fait différemment. L'oeil droit dirige, chez les droitiers dont la vue est normale. L'expérience de l'objet visé prouve que le choix est toujours imposé par l'oeil droit. L'oeil droit analyse. Il décortique l'image reçue et construit l'image imaginée. L'oeil droit ne sent pas. Il superpose le concept à la sensation. Il comprend ce qu'il regarde comme une mécanique qui assemble et projette de nouveaux assemblages.(...) Quelquefois je mets la main sur l'oeil droit de façon à ce que l'oeil gauche joue à la fois les deux rôles. Je reste soumis à la sensation que je reçois. à l'émotion que je vis qui prend forme dans l'image engendrée en moi et s'incarne extérieurement dans la tâche, le trait posé où je me trouve moi-même à l'instant cristallisé.(...). En fait, tout le corps, toutes les forces de l'être se trouvent engagés dans la création artistique."
Tardieu: "Ainsi, le rapport entre je ne sais quelle secrète essence profondément enfouie dans nos veines comme un trésor caché et la multiplicité menacée de l'existence est assez bien figuré par l'image d'une lunette d'approche ou d'un viseur qu'il faut sans cesse "mettre au point". Il y a le moment de l'éloignement et de l'indistinct qui déforme le donné et nous séduit par cette déformation même, mais il y a aussi (avant ou après) le moment de l'exactitude enfin trouvée qui nous enchante, en nous donnant l'illusion d'une prise fabuleuse sur les faits, d'un blocage du temps, d'une domination définitive de notre esprit sur ce qui lui échappe."
Oui, c'est bien l'image d'un médecin funambule qui s'impose à moi. Mais peut-être n'a t-il qu'un oeil ouvert. L'autre, clos, regarde au loin.