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Psychologie et Ethique médicales

De la douleur et de la souffrance à la qualité de vie du patient

Jean-Gilles Boula

Chargé de cours – ISIS et Chargé de Recherche à la Fondation Genevoise de Formation et de Recherche Médicales

 « Le moment présent est la piste
désignée à tout nouveau départ ».
Louis-Marie Parent

S’agissant de la santé, l’expression « qualité de vie » serait un pur pléonasme si nous ne la rapportions pas aux dimensions qui, fondamentalement, la constituent, à savoir aux dimensions biologique, psychologique, sociale, et métaphysique. La vie est un « tout », et aucune de ces composantes ne saurait se passer de ce besoin de qualité, car il y a une différence entre vivre et survivre. Si nous prenions la définition de la santé de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) selon laquelle « la santé ce n’est pas seulement l’absence de maladie, c’est un état de complet bien-être, physique, psychique, affectif et social », il est évident que peu de gens seraient bien portants. Définition louable certes, mais aussi définition problématique, car cela voudrait dire que tous ceux qui ne sont pas en état de complet bien-être physique, psychique, affectif et social seraient malades et relèveraient donc de la médecine. Être malheureux, est-ce toujours être malade ? Être fatigué, être angoissé, être dans le désamour, dans le deuil, dans l’inappétence, est-ce nécessairement être malade ? Aussi être malheureux, fatigué, angoissé, dans le deuil, dans l’inappétence relèvent-ils néanmoins de la qualité de la vie dans ses ratés de sens de l’existence, sans se réduire à la seule dimension biomédicale qui n’en constitue que l’occasion d’une prise de conscience. La médecine  peut, en effet, être consacrée à débarrasser  les gens de leur maladie, ce n’en est que plus indiqué de penser la qualité de la vie selon d’autres paramètres que ceux du seul aspect biomédical. Ou plus exactement, comment les soignants peuvent-ils prendre soin des malades au-delà du syndrome biologique ? Comment intégrer la qualité de la vie dans « le prendre soin » des malades en s’adossant au biologique ? Il y a aussi une difficulté de vivre qui ne se réduit pas à la maladie. Le nœud que constitue la difficulté de vivre nous semble constituer cet au-delà du physiopathologique ou de l’anatomopathologique de l’état de maladie. Aussi partirons-nous de la distinction entre douleur et souffrance pour saisir cette « valeur ajoutée » (la qualité de  vie du patient) au souci de guérison de la maladie.

Le philosophe Paul Ricoeur nous apprend ainsi à différencier la douleur de la souffrance. « La première, nous dit-il, renvoie à des affects ressentis comme localisés dans les organes particuliers du corps ou dans le corps entier », ce à quoi correspond la maladie au sens biomédical du terme, cet état très spécial de la conscience où celle-ci ne construit rien ou plus exactement, construit sans pouvoir construire, ce en quoi elle se caractérise par la rupture de l’unité de la personne, « un cul-de-sac, une impasse dans la vie et dans l’être »[1], tandis que « la seconde renvoie à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement », toutes choses constitutives, pour nous, des ingrédients de la qualité d’une vie telle que nous la définissons. La prise de conscience de la douleur peut donc s’appeler « souffrance ». Prendre conscience, pour le philosophe Kant, c’est rassembler, mettre ensemble ses sensations. Si la médecine s’essaie dans sa science et ses découvertes à atténuer la douleur, cette atténuation ne constitue pas encore en elle-même le facteur déterminant d’une qualité de  vie, elle n’en est que la condition de possibilité, certes nécessaire, mais non suffisante. En quoi les soins peuvent-ils contribuer à cette valeur ajoutée qu’est la qualité de la vie du patient ? La distinction fine et en acte des deux sémiologies que déclinent les termes douleur et souffrance constituent la matrice du sens du soin, et par là-même la qualité de ce soin, qualité qui conditionne la qualité de la vie du soigné, et du soignant par ricochet, car dans toute relation interindividuelle, le gain d’être, ou son contraire, est toujours celui des deux personnes impliquées dans la relation[2]: la qualité de vie du patient trouve son écho dans celle du soignant[3].

Pour les professionnels du soin, le phénomène du souffrir devient le prétexte d’une action sur l’axe agir/pâtir selon une économie psychologique de l’altération du rapport à soi, de la diminution dans les registres de l’estime de soi, de la parole, du récit, de l’action proprement dite. Ces registres sont tenus pour des niveaux de puissance et d’impuissance à dire et d’impuissance à faire. L’impuissance se traduit dans l’expression du souffrir par le cri et les larmes. Une déchirure s’ouvre ainsi entre le vouloir-dire et l’impuissance à dire.  Cette faille que le vouloir-dire se forge néanmoins s’appelle la plainte, comme demande et appel à l’aide. Nous le savons bien, seuls les agissants parlants peuvent être souffrants ; ce devrait être le souci, de la part du soignant, d’avoir à travailler sur ce manque d’estime de soi du malade, en s’interrogeant en permanence sur les paroles échangées et les actions déployées dans cet entre-deux que constitue la relation soignant / soigné : la qualité de la vie que le soignant est censé promouvoir pour le patient en dépend. Il nous semble que le sens du soin, la qualité de celui-ci sont censés se donner, avant tout, pour objet essentiel le traitement de cette plainte,  reconnaissance sociale s’il en est, destinée à garantir ce rapport soi / autrui que l’immédiateté du souffrir annule pour produire cette « crise de l’altérité »[4] dont parle Paul Ricoeur.

L’axe agir / pâtir recouvre ainsi celui du rapport du patient à autrui social ou familial, en tant que la diminution des registres de la parole, du récit et de l’estime de soi rend le rapport soi / autrui difficultueux, voire problématique. L’absence de ces registres  met à mal la nécessaire reconnaissance que socialement le patient attend, ou est en droit d’attendre. C’est ce besoin de reconnaissance que traduisent les différentes formes de plainte du malade, jusques et compris le cri et les gémissements qui sont appels à autrui. Tenir compte de ces appels, c’est de la part du soignant aider à frayer l’orientation de la vie du malade, et inviter celui-ci à voir la vie autrement, et à ne pas oublier qu’être malade est d’une certaine manière une sorte d’injonction à penser autrement la qualité du rapport à autrui en vue de relations réellement humaines, à commencer par la relation soignant / soigné. Il faut rappeler ici avec ionsistance qu’un agissant (soignant) n’a pas seulement en face de lui d’autres agissants, mais des patients (du latin patio, je souffre) qui subissent son action. La qualité du soin devient synonyme du souci de qualité de vie consistant à s’opposer au geste routinier, à la répétition pour tenir compte de la singularité du malade qui n’est autre que l’homme du nouveau commencement. La qualité du soin est donc ainsi liée au concept de natalité. Augustin (saint) dans les Confessions[5] faisait observer que le présent se nourrit de la dialectique entre la mémoire (qu’il appelle le présent du passé), l’attente (ou présent du futur), l’attention (ou présent du présent). La maladie fait vivre l’individu dans l’instant arraché à cette dialectique du triple présent qui n’est plus « qu’interruption du temps, rupture de la durée »[6]. C’est par là que, pour le patient, les connexions narratives  se trouvent altérées. L’impuissance à raconter et à se raconter, cette rupture du fil narratif, voire internarratif, qu’instaure la maladie a pour nom la souffrance. Soigner ou veiller à la qualité de la vie, dans ce cas consiste en ce passage de la langue de l’enfermement, cette impossibilité de sortir de soi, à cette autre langue qui atteste cette sortie de soi que signifie le terme « existence » (du latin ex-sistere, sortir hors de soi). Si la maladie est autarcie et autisme, promouvoir la qualité de vie du patient, c’est permettre que le sens se meuve et circule sous les expressions diverses et multiples qu’emprunte le langage pour lui donner corps et vie. Le soignant ou la soignante est celui ou celle qui a conscience d’être cet « entre-deux-langues » destiné à réinstaurer ce triple présent que la maladie met à l’épreuve, ce qui revient à dire que les besoins matériels d’un corps qui fait moins souffrir sont aussi des besoins spirituels[7] dont les soignants ne peuvent être que les traducteurs[8] aussi fidèles que possible.

L’axe transversal aux précédents pose immanquablement la question métaphysique du pourquoi, « pourquoi moi »? « Pourquoi mon enfant » ? Ce faisceau de questions induit le problème de la « poena » (punition) (d’où découle l’expression « exécuter la peine »). La qualité des soins consisterait à éduquer le malade, au sens latin de « ex-ducere », détourner quelqu’un de ses tendances, centrées sur l’ego, c’est-à-dire à le déculpabiliser de ce dont il se plaît à s’accuser. Soigner est aussi alors aider à « déculpabiliser », sorte de thérapie psychologique et d’éducation morale, car therapeia (qerapeía) en grec, et téroupha  en hébreu, deux mots presque homophones qui viennent nous enseigner cette idée fondamentale que « guérir, c’est traduire, (faire) s’ouvrir à une autre dimension, (faire) sortir de son enfermement »[9] (ici, l’enfermement du patient dans son corps malade). Afin de ne pas laisser le malade s’enfermer dans son corps, l’interprétation de l’état de maladie doit être celle qui échappe à toute systématisation et à toute idéologie. La qualité de vie du patient implique la médecine et sa technicité, mais aussi la question de l’autre dont le soignant ou la soignante est responsable[10] et le répondant.

La qualité de la vie du malade, comme nous le voyons, revient à cette attention particulièrement alertée aux blessures, dans le souffrir,  qui affectent 1) le pouvoir de dire, 2) le pouvoir de faire, 3) le pouvoir de raconter, 4) le pouvoir de s’estimer soi-même comme agent moral. La qualité du soin susceptible de garantir la qualité de la vie du soigné s’articule, au total, autour de : a) la capacité de recevoir la plainte comme matrice de reconnaissance sociale du malade, et d’accepter la plainte sans lassitude, sans agressivité, malgré une pseudo-impuissance,  b) l’interruption du flux de la vie qui va vers la mort, interruption liée au concept de natalité, c) la solidarité des ébranlés que nous sommes tous, d) le souci de délivrer le patient du règne de la nécessité, de la préhistoire du corps souffrant, pour le faire entrer dans le règne de la liberté, de l’histoire qui donne sens à sa vie, selon le « principe espérance » cher au philosophe Ernst Bloch[11] e) la promotion du désir d’être et de l’effort pour exister en dépit de[12]

Concepts clés :

Douleur, souffrance, soin, qualité, axe agir / pâtir, impuissance à dire, impuissance à faire,  axe soi / autrui, natalité, souci du soin, principe responsabilité, principe espérance, qualité du soin, qualité de vie.

Bibliographie

[1] Emmanuel Lévinas : Une éthique de la souffrance, in « Souffrances », Revue Autrement, Série Mutations – No. 142 – Février 1994.

[2] Boula, Jean-Gilles : Nécessité du détour anthropologique dans les soins, in « Psychologie et Ethique Médicales, Anthropologie Culturelle des Soins – www.gfmer.ch (Formation ou Publications).

[3] Boula, Jean-Gilles : Perspective soignante : corps malade et régression, in Revue Soins Cadres, Ed. Masson, Paris, avril 2001.

[4] Paul Ricoeur : La souffrance n’est pas la douleur,  in « Souffrance », Revue Autrement,Série Mutations. No. 142 -  Février 1994.

[5] Augustin (saint) :  Confessions, trad. P. De Labriolle, coll. « Guillaume-Budé », Les Belles-Lettres, 1925, 1926.

[6] Paul Ricoeur : …article cité….

[7] Emmanuel Lévinas : Difficile liberté – Essais sur le judaïsme 1963-1976. Ed. Albin Michel, Paris.

[8] Ouaknin, Marc-Alain : Bibliothérapie, Lire c’est guérir. Ed. Du Seuil, Paris. 1994  & Méditations érotiques (Essai sur Emmanuel Lévinas), Ed. Balland, Paris, 1991.

[9] Emmanuel Levinas : De Dieu qui vient à l’idée, Ed. Vrin, Paris, 1982, p. 141, & L’humanisme de l’autre homme, Ed. Fata Morgana, Paris, 1972, p. 11.

 10] Boula, Jean-Gilles : Responsabilité et Ethique dsans les Soins : quelques aspects, in Psychologie et Ethique Médicales, Anthropologie Culturelle des Soins – www.gfmer.ch (Formation ou Publications)

[11] Bloch, Ernst : Principe Espérance, Tome 1, p. 345-579. Ed. Gallimard Paris, 1976.

[12] Jonas, Hans : Le Principe Responsabilité, Collection « Passages » Ed. Du Cerf, Paris