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Psychologie et Ethique médicales

 Le plaisir au travail

(Sémantique, rationalité et subjectivité dans le travail des soins)

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours en Sciences Humaines - Webster University - Genève

L’épanouissement et le bien-être au
travail, c’est possible, grâce à une activité intellectuelle engagée.
Celle-ci permet de donner un sens à ses activités
professionnelles dont l’effet bénéfique se trouve
aussi dans la sphère privée. Mais elle dépend en grande
partie de l’organisation du travail dans l’institution hospitalière.

L’articulation soins et expérience vécue du soignant  exige de partir du corps de ce dernier, de son devenir, du savoir qu’il détient dans l’exercice de sa profession. Au moment où il est fait état de plus en plus d’épuisement au travail, du « burn-out », de la déprime des professionnels, il s’agit de rendre compte de ce phénomène, d’en expliquer son mode de constitution. La situation des soignants est un cas particulier d’un phénomène plus général rencontré dans les autres professions. Les soins infirmiers, pour ne retenir que ces derniers, ou la pratique des soins en général, ont l’avantage de s’occuper des corps malades. Et si on parlait du leur ? Corps de désir autant q’anatomie et métaphysique.

Le discernement des valeurs

Le soignant et la soignante ont, comme tout un chacun , es expériences éprouvées à même le corps. C’est comme si nous ressentions plusieurs corps à l’intérieur de notre corps unique : corps de l’émotion devant un tableau peinture, une sculpture, corps de l'émotion après un bon repas, celui de l’émotion devant un fait de connaissance, des concepts nouveaux, comme celui de l’émotion face à l’accord avec soi-même dans telle ou telle situation. Toutes ces expériences renvoient à des valeurs que nous privilégions et qui nous importent. Il s’agit en tout cas des significations différentes qu’organisent toutes ces expériences. Elles peuvent être nommées. En d’autres termes, le désir de jouissance relatif à ce qui est agréable aura comme éprouvé le plaisir au niveau du corps, immédiat, lié à l’instant de la consommation. Le désir de bonheur relatif au beau aura sémantiquement le ravissement comme éprouvé. Le désir de connaissance concerne le vrai, appelons contentement l’éprouvé de valeur de ce désir de connaître. Le désir d’être en accord avec soi-même aura la satisfaction et l’estime de soi comme sensation éprouvée. Différencier ces divers éprouvés est ce qu’il est convenu d’appeler le discernement valoriel ou discernement des valeurs. Il ne s’agit pas d’un jeu de mots pur et simple, mais des expériences qui nous impliquent et nous déterminent.

Une construction à trois niveaux

Prenons l’activité d’un individu donné, d’un côté nous appellerons « appareil psychique ou mental » tout ce qui relève de l’imaginaire et du fantasme, de l’autre l’activité intellectuelle reposant sur « l’appareil des opérations mentales ou l’appareil d’intellection » considérant l’intégrité du dispositif du fonctionnement humain. Celui-ci est constitué de trois compartiments : celui du sommet est l’appareil mental, le deuxième niveau est celui des activités intellectuelles, tandis que le troisième est le corps lui-même. Cette superposition de niveaux s’ordonne sur l’économie de la dépendance entre eux. Une défaillance de l’activité intellectuelle entraîne un affaiblissement de l’appareil psychique et des conséquences quant à la manière dont le corps et la vie subjectivement s’appréhendent. En d’autres termes l’écroulement de l’activité intellectuelle, ou simplement sa mise à l’écart, n’est pas sans conséquence sur l’appareil mental. Rien de plus souhaitée et exigée alors que l’activité intellectuelle engagée en ces moments de crise, et à notre époque d’incohérences diverses généralisées et voulues, d’impromptus et d’impressions heurtées.

De l’engagement au travail

La passion de connaître, la curiosité sans relâche et jamais apaisée, le démon de voir et de savoir, d’exercer sa profession avec rigueur et de vivre en quelque sorte toutes les vies à soigner qui font du soignant ou de la soignante une « Fligender Holländer », un pèlerin passionné et toujours en voyage dans l’humanité souffrante. S’il est vrai que la connaissance et la rigueur au travail sont la clef de la sympathie et de la joie de travailler, le soignant ou la soignante est ainsi amené à aimer son travail par l’intelligence et à le comprendre par le coeur. L’intelligence et le coeur mêlés ensemble font que chez le ou la professionnel(le) des soins, l’ardente curiosité psychologique a tous les caractères de la passion charnelle qui donne un sens à son existence.

Nous pouvons avancer, sans trop de risques de se tromper, que cet investissement intellectuel engagé au travail, cette préoccupation sourde, ce besoin à la fois voluptueux, exigeant, sont le motif central, la raison essentielle de la reconnaissance tant recherchée d’une profession constamment en évolution quant au savoir et au savoir-faire.

Toute institution hospitalière a une organisation du travail, et c’est face à cette organisation du travail que se trouvent les soignants. L’hôpital est tenté à la fois par le mode opératoire, mais aussi par une division entre les agents effecteurs que sont souvent les différentes catégories de personnel et les agents de conception intellectuelle. N’être qu’un agent effecteur, c’est se valoir comme corps instrumentalisé et instrumentalisable, dépossédé de son équipement intellectuel t de son appareil mental.

En effet, si nous considérons notre édifice de trois « étages » - trois niveaux -, tout déficit ou tout affaiblissement du deuxième niveau (activité intellectuelle ou d’intellection) engendre l’effondrement du socle symbolique que constitue l’appareil qui permet de fantasmer, c’est-à-dire l’appareil psychique. Le maintien d’une activité intellectuelle engagée permet de penser l’organisation, d’exercer des jugements, de décider des modalités de fonctionnement et de participer à l’instauration du sens de son travail. Le résultat est le développement dans le travail de soignant des différents corps d’éprouvés cités plus haut ; c’est également accroître le discernement des valeurs, d’où l’impression d’épanouissement et de bien-être qui en découle (voir schéma 1 ci-dessous ).

Si l’organisation du travail est très rigide, décourageant toute initiative, toute responsabilité intellectuelle engagée, nous aboutissons ainsi à un affaiblissement de l’activité intellectuelle engagée puisque celle-ci n’a aucun objet où pouvoir s’exercer. La conséquence est l’appauvrissement de l’appareil psychique mental, l’indifférenciation des éprouvés du corps, l’absence de discernement et la souffrance qui prend la forme de déplaisir au travail (voir schéma 2).

L’incidence du travail (pratique professionnelle) sur la vie privée

Nous avons montré qu’un corps est un et indivisible. Il n’est pas différent au travail et dans la sphère privée, et très souvent il se produit une contamination des temporalités de travail et des temporalités privées. Un soignant ne peut être découpé en une moitié productrice et en une autre consommatrice. C’est la personne tout entière qui est conditionné au comportement productif par l’organisation des soins ; et hors de l’hôpital ou de la clinique, elle garde la même peau et la même tête. Dépersonnalisée au travail, elle le devient et le demeure chez soi. Bien des recherches ont mis en évidence (cf. Christophe Dejours et son équipe) que les conduites automobiles dangereuses sur les routes s’ordonnent sur les cadences apprises au travail. De même, faire le ménage à un allure de dératé ne fait que prolonger le temps saccadé du travail à l’hôpital. C’est la preuve qu’il y a contamination involontaire du temps hors travail par le temps au lieu de travail.

Il s’agit de faire ressortir l’unité structurale du temps à l’hôpital et du temps hors hôpital. Loin de constituer deux temps hétérogènes, ils sont sur un continuum indissociable. Le temps hors clinique ou hors hôpital n’est ni libre, ni vierge, et les stéréotypes comportementaux ne témoignent pas seulement de quelques résidus anecdotiques. Il s’agit bel et bien du renforcement des habitudes à l’hôpital par les activités hors hôpital.

Plus qu’aucune autre profession, la profession es soins suppose un engagement total de la personnalité, physique et mental. Aussi est-il important de prêter attention au continuum indissociable entre le temps au travail et le temps hors travail. Nous avons l’exemple de cette évidence dans les activités pendant les jours de congé qui sont ordonnés au chronomètre. Le prétexte usuel étant de profiter au maximum des bons moments dans une cadence folle, sans se rendre compte que ces activités de loisirs constituent l’apprentissage et l’exercice des comportements requis au lieu du travail et, à tout le moins, une sorte de conditionnement mental au travail productif de l’organisation du travail à l’hôpital. Le temps hors travail est plus qu’une contamination, il est en effet une stratégie destinée à maintenir efficacement la répression des comportement spontanés inhérents à d’autres éprouvés du corps.

Le « présentéisme » peut certes avoir des origines d’ordre salarial, mais il est bien probable que la cause soit la lutte individuelle pour préserver un conditionnement productif chèrement acquis. L’injustice veut alors les professionnels des soins deviennent ainsi les artisans de leur propre souffrance. Cela se traduit par le renoncement des soignants à toute action d’amélioration, par la pratique dominante de dénonciations, et l’effort désespéré de maintenir la cohésion des équipes de soignants par référence à l’ennemi commun.

La stratégie défensive devient ainsi un but, un objectif en soi. Tous les efforts sont déployés pour maintenir cette stratégie défensive et vaincre tout ce qui peut la déstabiliser. Par la suite, la souffrance subjective s’énonce comme le résultat d’un affaiblissement de la stratégie défensive et non pas comme la conséquence du travail. Loin de porter les germes d’une nouvelle organisation du travail moins délétère, l’idéologie défensive ne débouche que sur des conflits de pouvoir, source de déplaisir, de découragement et de déprime.

L’individu dépendant et vulnérable

Nous considérons la collusion du moi et du rôle comme relevant d’une économie narcissique. Cette économie a le désavantage de rendre absent le « je », car au lieu de « se prêter au rôle », l’individu « s’adonne au rôle ». Cette économie narcissique est essentiellement « psychologisante » et son fonctionnement est néfaste dans la mesure où l’individu par l’occultation du « je » (sujet acteur) devient un individu hétéronome, c’est-à-dire dépendant, exposé et vulnérable. Nous voyons alors que toute communication, toute interaction ou toute négociation devient difficultueuse. C’est comme si l’activité intellectuelle engagée était nulle, puisque réduite à une défense appauvrissante de l’individu. La conséquence en est l’indifférenciation du corps, l’absence de discernement valoriel et l’affaiblissement de la vie mentale ou psychique (qu’on a coutume d’appeler par commodité la vie affective) devenant ainsi ce que les anglo-saxons dénomment « burn-out » (voir schéma 2).

Très souvent, en raison de la crise actuelle, les institutions hospitalières élaborent, au nom de l’efficacité, une organisation du travail dans laquelle le professionnel soignant n’a aucun mot à dire. Or, ce qui semble juste du point de vue de la productivité est faux du point de vue du corps de l’acteur des soins. Le déplaisir, le malaise et parfois la décompensation mentale en sont la preuve évidente. Dans cette hypothèse, l’organisation du travail soignant exerce sans nul doute une action spécifique dont l’impact est essentiellement sur l’appareil psychique. D’un côté l’histoire individuelle porteuse de projets, d’espoirs et de désirs, de l’autre l’organisation du travail qui les ignore. Il ne peut s’en suivre qu’une souffrance de nature mentale. Quand il n’y a plus d’aménagement à la tâche par l’activité intellectuelle, dans un sens propice aux besoins physiologiques et aux désirs psychologiques, le rapport histoire individuelle et organisation du travail se bloque et crée une insatisfaction.

Si les désagrément peut paraître anecdotique, les conséquences sont elles très souvent les décompensations psychopathologiques et les affections somatiques. Ce fait est avéré dans plusieurs études faites par l’équipe du professeur Christophe Dejours à Paris.

Avant de parvenir à ces niveaux extrêmes de désarroi, le soignant ou la soignante élabore très souvent des stratégies de défense qui font que la souffrance n’est pas décelé rapidement : soit parce qu’entre temps l’apparente bouée de sauvetage que constitue l’idéologie défensive de la profession s’effondre dans sa manifestation de syndrome subjectif de fatigue nerveuse, soit parce qu’elle se transforme simplement en syndrome de contamination par les comportements conditionnés , entraînant une circularité causale entre l’espace du travail et l »espace domestique ou de loisirs hors travail.

La joie de travailler

 En revanche, si le rapport à l’organisation du travail est favorable à l’épanouissement de ses agents ou de ses professionnels de soins, les exigences intellectuelles, motrices ou psychosensorielles de la tâche s’accordent avec les besoins des soignants. Exercer une tâche professionnelle dans ces conditions aboutit à une décharge et au plaisir de fonctionner, d’une part au discernement valoriel évoqué plus haut, et de l’autre à la liberté enfin conquise de se réaliser. Lorsque le soignant ou la soignante participe à la conception, à l’élaboration es rythmes de travail et au mode opératoire du service, c’est-à-dire dans la mesure où il ou elle peut remanier l’organisation du travail, le plaisir ou mieux la joie de travailler s’en trouve renforcée car le travail devient librement organisé, délibérément choisi et conquis. Et ce n’est qu’à ce moment-là que les rigidités et pesanteurs concrètes du travail peuvent être acceptées. Or la tendance accrue à la division du travail dont le système d’usine est la caricature, tend à étriquer les choix et la marge laissée à l’aménagement de la tâche.

Peut-être est-il permis de trouver dans ce développement quelque pessimisme sur l’avenir de la profession de soignant, mais il nous apparaît important de définir les conditions de possibilité de la joie et de l'épanouissement au travail.

Il est intéressant et important de noter que l’exploitation du corps passe toujours par une neutralisation préalable de la vie mentale par l’organisation du travail. Rendre un corps docile n’est pas chose facile. Mais force est de constater que l’assujettissement n’est possible que par l’intermédiaire d’une action spécifique sur les processus psychiques. En d’autres termes, la désappropriation du corps n’est possible que grâce à une action spécifique sur la personnalité. C’est dire le choc qu’il peut y avoir entre une individu avec son histoire personnalisée et l’organisation du travail qui comporte par sa nature même une injonction dépersonnalisante, choc d’où émergent un vécu et une souffrance. C’est par ce biais que le travail des équipes soignantes devient répétitif : et une imagination libérée de toute possibilité de développement alimente des illusions déraisonnables (divertissements, distractions, agitations diverses dans l’espace temps hors travail). La possibilité de fantasmer n’est pas donnée à tout le monde. Même des sujets dotés d’une solide structure psychique peuvent être victimes d’une paralysie mentale induite par l’organisation du travail, affaiblissant ainsi les défenses individuelles et ayant des conséquences néfastes sur l’état de santé.

Et à l’opposé, l’institution du « je » (sujet acteur) comme instance d’activité intellectuelle engagée permet le déploiement d’une activité critique du rôle ou des rôles professionnels. En quelque sorte, le rôle est toujours l’ombre du « je », mais en situation critique. Cette situation rend tangible la possibilité d’améliorer le rôle qui, de facto, se sépare ainsi du « moi » : un sujet critique de son rôle est un sujet à la recherche des procédures d’amélioration de ce qu’il fait et c’est par cette opération qu’il devient un sujet autonome.

Cette critique n’est possible que dans un espace public d’argumentation, de confrontation, à la recherche des efficacités propres aux différentes interventions, c’est-à-dire dans la coopération et la préoccupation du collectif. Nous sommes ainsi en présence d’un sujet intellectuellement actif, donc autonome dans un fonctionnement qui donne « du plaisir », c’est-à-dire la satisfaction et l’estime de soi au travail.

Nous venons de voir que les définitions sémantiques de différents éprouvés du corps vont de pair avec l’activité intellectuelle engagée du soignant et de la soignante sous forme de rationalité et de subjectivité autonome. Cette trilogie est bien celle du plaisir, de la joie, et de l’épanouissement. Toute entorse à l’une de ces entités est grosse de plaisir et d’aliénation de soi, et compromet l’inscription corporelle de l’esprit.

Bibliographie

  • Dejours Christophe : Travail et usure mentale, Ed. Bayard, Paris,1993
  • Descombes Vincent : L’Inconscient malgré lui, Ed. Minuit, Paris, 1977
  • Fain M., Dejours Ch. : Corps malade et  corps érotique, Ed. Masson. 1989
  • Flaubert Gustave : Madame Bovary, Collection Folio Ed. Gallimard , Paris.
  • Granier Jean : Penser la praxis  PUF Paris, 1980
  • Proust Marcel : A la recherche du temps perdu, Collection Folio Gallimard, Paris.
  • Touraine Alain : Critique de la modernité, Ed. Fayard, Paris, 1992.