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Psychologie et Ethique médicales

Soins et formation dans les professions de la santé : analogie éthique

Jean-Gilles Boula
Chargé de cours – ISIS ( et Université de Bobigny - Ecole des cadres de santé -Université Paris 13)

« Ce que moi je pense du monde ?
Va-t-en savoir ce que je pense du monde
Si je tombais malade j’y penserai »

Fernando Pessoa in « Je ne suis personne »

S’il est des domaines où la question du rapport à l’autre se pose en terme d’éthique, c’est bien celui de la formation et celui des soins, et plus singulièrement celui de la formation dans les professions de la santé. Quelle ordonnance éthique dans les actes d’enseigner et de soigner ? L’éthique étant à la mode, jusques et y compris dans des pratiques marchandes, nous essayerons d’interroger cette mode, d’en déceler les impostures et les dérives, d’indiquer la portée réelle du débat, de sa signification. Ce que pose la préoccupation éthique, c’est essentiellement la rapport à l’autre, à l’altérité. Nous tenons l’éthique pour une interrogation sur les difficultés que comporte l’acte de soigner et celui d’enseigner, mais aussi un effort à répondre à ces difficultés par des attitudes censées s’en réclamer. Outre la visée utilitaire d’une action, c’est-à-dire ce qu’elle permet d’obtenir en termes d’efficacité, le jugement de désirabilité de cette action nous semble constituer le socle de la préoccupation éthique, ou mieux encore, celui de la réflexion éthique. Quel objectif est désirable, et à quelle fin ? Quels buts poursuivre, et au nom de quoi ? Voilà qui nous place au centre de la question éthique.

La relation soignant-soigné / enseignant-enseigné : désir et éthique.

La désirabilité – quel but est désirable ? – relève de l’économie générale du désir dont nous savons qu’il est tributaire du manque, de l’insatisfaction. Si manque il y a, comment le combler ? Et d’abord, d’où peut-il provenir ? Comment se constitue-t-il ? Quelles en sont les conditions de possibilité ? Or, qui dit « désir » nous indique en même temps que les situations, telles qu’elles se présentent à nous, ne peuvent nous satisfaire totalement, et que la conscience refuse de coïncider avec elle-même au risque de sombrer dans l’autosatisfaction facile de soi, ne serait-ce que parce que les relations professeur-étudiant, soignant-soigné, ne sont pas aussi transparents et univoques que certains veulent nous le faire accroire. C’est précisément cette opacité relationnelle constitutive des binômes soignant-soigné, professeur-étudiant qui rend l’interrogation sur l’acte de soigner ainsi que sur celui d’enseigner nécessaire, voire indispensable, et la suspicion sur le bien-fondé et la valeur des interventions de l’enseignant et du soignant incontournables dès qu’il est question de la vie du patient autant que de celle de l’étudiant. L’acte à portée éthique est un « habiter » dans le temps, et non dans l’espace, c’est-à-dire prendre en compte le devenir des personnes. En même temps qu’un jugement de désirabilité éthique est porté sur l’avenir à réaliser, il faudra lui adjoindre un jugement d’évaluation que nous appelons un jugement de valeur. Trois moments essentiels scandent la réflexion éthique : le moment de l’insatisfaction, celui du but désirable à réaliser, et enfin celui de l’évaluation de ce but.

Rôle professionnel et éthique

S’agissant de l’acte d’enseigner ou de soigner, l’opacité évoquée plus haut, l’incomplétude foncière inhérente à chaque rôle sur le plan de la simple évidence empirique et épistémologique, si elles étaient des facteurs dont le soignant et l’enseignant pouvaient être conscients, constituent à elles seules des raisons d’insatisfaction auxquelles s’adossent la réflexion et la conscience éthiques. En d’autres termes, l’insatisfaction et l’incomplétude inhérentes au rôle sont à la fois exigence du « pas encore » que la raison détermine, selon l’heureuse expression du philosophe allemand Ernst Bloch, et condition sine qua non de la réflexion éthique. La réflexion éthique relève donc de la rationalité qui se destine ainsi à établir des critères de désirabilité et de préférabilité susceptibles d’être soumis à la sagacité des pairs, le cas échéant, ou à toute personne, afin d’examiner sa nature de bienveillance et s portée universelle, ou simplement sa validité : ainsi que l’énonçait le philosophe et poète portugais Miguel Torga, « l’universel, c’est le local moins les murs ». Il s’agit bel et bien de tester en permanence la valeur et la portée heuristique du contenu d’un acte. Les critères utilisés ne sont rien d’autres que des valeurs comme buts de l’action. Pour l’enseignant, l’étudiant, sa formation, l’efficacité et les enjeux pour ce dernier de celle-ci, les bénéfices réels pour l’étudiant en termes de développement des compétences et de sa personnalité, bref, son épanouissement cognitif et affectif, voire spirituel, sont autant de facteurs dont la réflexion éthique doit tenir compte. Il est en effet réflexivement impérieux de s’interroger sur le sentiment non du soignant ou de l’enseignant, mais de celui qui est soigné ou enseigné.

Acte de soigner et/ou d’enseigner et valeur éthique

L’acte de soigner ou d’enseigner étant posé, la question devient aussitôt : comment poser les critères d’évaluation et, surtout, comment les évaluer ? Critères et valeurs sont étroitement liés, puisqu’ils ordonnent la signification de l’action à accomplir. À s’interroger sur le sens de l’idée de valeur éthique sur son action, l’enseignant et le soignant doivent simultanément s’interroger sur l’origine de cette valeur, sur ce qui l’organise, la fonde, et ce en vue de quoi elle se pose. Autant dire que la valeur éthique est un objet de travail de l’intelligence, non fondée exclusivement sur la conviction intérieure dont les dangers sont faciles à recenser : fanatisme, intégrisme moral, violence, intolérance, mesquinerie et méchanceté. Le caractère purement subjectif des convictions morales ou de la conscience morale ne peut fonder universellement la valeur d’une action. Nous dirons donc que toute conscience se doit d’être passée par la critique interne de ses affirmations pour déjouer en permanence ce que le philosophe allemand Hegel décrit comme « délire de la présomption », lorsque cette présomption devient le contenu principal des actions. Psychologiquement, il est facile de voir que de telles présomptions sont le fait de sujets égocentriques, hétéronomes, bornés par leurs propres références empiriques. Les questions « ontologiques » et « morales », c’est-à-dire existentielles et éthiques, entraînent, il est vrai, un immense désarroi. Aussi l’enseignant et le soignant hétéronomes et égocentriques se rabattent-ils toujours sur la rigidité des principes internes ou externes, défendus d’autant plus ardemment qu’ils ne disposent d’aucun outil mental ou intellectuel susceptible de les interroger et de les déplier. Ce fonctionnement fait écho à l’aphorisme du philosophe polonais Stanislaw Jerzy, selon lequel « quand les arguments s’effritent, les positions durcissent ». Ce durcissement se traduit par la violence vis-à-vis de la personne en face (étudiant, patient, collègue ou collaborateur au sein de l’institution de formation, de soins ou au sein d’une équipe de travail dans ce institutions).

Réflexion éthique et conscience de soi et du monde professionnel

Or, pour qu’une conscience s’élabore, dont nous savons qu’elle est toujours conscience de quelque chose, comme disait Husserl, la réflexion éthique exige une conscience de soi, et du monde dans une simultanéité qui nous situe comme acteurs dabs un contexte donné. C’est que la conscience éthique est tournée intentionnellement vers l’avenir comme projet. Le contenu de ce projet face à autrui est produit à la fois de sa propre réflexion et de la confrontation avec autrui. Quoi qu’il en soit, le soi, l’acte d’enseigner ou de diriger une équipe (ou de collaborer en équipe) d’enseignants ne peuvent être des activités indifférentes ; elles exigent intelligence et délicatesse de la part du soignant, de l’enseignant, du collègue, des autorités hiérarchiques des institutions de soins et d’enseignement, afin que la personne soignée, l’étudiant, le collègue ou le collaborateur ne soient ni humiliés, ni offensés. Le recours à la rationalité et à la réflexion dans l’action s’impose ainsi dans la nécessaire distance à l’égard de sa propre spontanéité agissante. L’action charitable ou la pitié de la part du soignant peuvent être provoquées par la vision immédiate de la souffrance d’autrui ; il n’est pas certain que ces sentiments soient valables ou justifiés. L’être qui souffre peut exprimer les effets et les résultats d’une conduite ou d’une action que le soignant ne connaît pas (imprudence, incompétence, passivité ou pusillanimité). Il reste l’intervention généreuse doit être au moins bien informée, judicieuse et adéquate. La relation enseignant-enseigné, soignant-soigné, et mainte relation de coexistence collaborante sont des moments essentiels d’élaboration d’une attitude éthique (où les professionnels soignants et enseignants sont requis de comprendre autrui sous peine, pourrions-nous dire, d’abdication ontologique) et d’une conception plus humaine et féconde de la relation à autrui. Insatisfaction, exigence rationnelle, projet, problème, valeur et responsabilité. Volonté. Voilà les ingrédients du souci et de la réflexion éthiques.

Bonne conscience et morales de la conviction : enjeux éthiques

Parmi les spectres que la réflexion éthique est amenée à combattre dans la formation et les soins, la bonne conscience, proche de la « belle âme » selon la critique judicieuse qu’en avait fait Hegel, vient au premier plan. Invoquant sans cesse l’idéal, plus soucieuse d’elle-même que d’autrui, la bonne conscience cherche toujours sa justification, une raison intime d’affirmer sa propre valeur et son mérite. Cela se voit lorsque le soignant ou l’enseignant se décrète compétent sans le souci de la reconnaissance de ses pairs, et encore moins de celle des étudiants ou des patients. Cette bonne conscience a-morale voire cyniquement immorale, si aisément satisfaite, cette pureté intérieure se réduit en dernière analyse à un narcissisme de la conscience morale à « l’équivoque de la moralité » (pour parler comme Hegel). Pour de tels acteurs, la qualité ou les contenus réels de l’intuition morale b’ont que très peu d’importance. Cette morale de la conviction, cette voix intérieure qui vient de l’extérieur, sans s’embarrasser de la médiation réflexive, a le défaut d’entraîner toutes sortes d’actions équivoques. C’est justem,ent parce qu’elle s’ordonnent sur une absence de rationalité et de fondement réfléchis que la bonne conscience et les morales de la conviction ne suffisent pas à fonder une éthique de la formation et des soins, voire de la collaboration. Toutes les actions de l’autoritarisme, du despotisme idéologique dans les institutions de formation et de soins sont le produit de la bonne conscience, croyance arbitraire qui ne s’autorise que de son propre imaginaire. A ce stade de notre réflexion, le défaut de raison, le narcissisme obtus, l’ignorance ou l’insuffisance de la réflexion sont autant d’obstacles de base pour le discernement éthique des actions de formation et de soins, et de collaboration intra-institutionnelle. Pour le dire autrement, les morales de la conviction des soignants et des enseignants sont dangereuses à l’égard d’autrui parce qu’elle refusent de prendre en considération le raisonnement réciproque, n’instituant l’autre que comme moyen pour sa propre autojustification, et jamais comme fin. Car pour la question éthique sont exigibles l’information, le savoir, la réflexion, et surtout, des critères valables pour l’action. Toute personnalité repliée sur ses propres tendances ne sait, en effet, ni juger ni préférer, préalables incontournables de la réflexion éthique.

Action professionnelle : espérance et éthique

Il nous semble dès lors que le domaine de l’éthique est celui de l’action lorsque celle-ci fait l’objet d’un choix préférentiel. Mais l’idée d’un choix convoque celle de la liberté de choix. Si le choix implique une comparaison de préférabilité entre différentes options, ou, pour le dire vite, entre différents possibles, l’enseignant ou le soignant doit rationnellement construire ces possibles après qu’il a indiqué la singularité que constitue l’étudiant ou le patient. Un syndrome n’épuise jamais le patient Durand, pas plus que le fait d’être étudiant n’épuise la vie de M.Dupont. Retenir une option éducative ou de soins parmi d’autres qui eussent été possibles, et qui restent des possibles mais sacrifiés, implique de fonder en raison les critères de validité qui informent ce choix. L’action éducative comme celle des soins pose nécessairement la question du choix le meilleur : c’est la question éthique elle-même.

Nous indiquions au début de notre réflexion que l’éthique commence par l’insatisfaction contestataire : le pouvoir de dire « non », et de comprendre ce refus par sa relation à une valeur à réaliser. Cette insatisfaction peut revêtir un malaise, une colère, une révolte, un détachement ou une indifférence, une souffrance, un ressentiment, une angoisse, un vide de la conscience ; toujours est-il que l’exigence éthique dicte une distanciation réflexive. Et cette distanciation pose toujours la possibilité légitime d’une autre vision, d’une autre vie, et l’illégitimité réelle de la situation donnée. Loin d’être une nomenclature de devoirs, l’éthique procède d’un dynamisme du désir, essence d’un sujet concret, qui le porte au-delà de lui-même. Pour un soignant et une enseignant dans les professions de la santé, l’existence professionnelle commence par la critique et la contestation des évidences d’actes, avant de se projeter dans une situation nouvelle au bénéfice du patient ou de l’étudiant. La réflexion éthique est donc la conscience d’un problème (entendu comme une objectivation théorique d’une question sujette à controverse qui exige de l’individu une réponse sous forme d’une solution), avant d’être la solution. C’est l’insatisfaction et la douleur qui produisent et qui révèlent le problème. L’étymologie indique la voie à suivre : le problème (du grec pro-ballô, poser devant) est au grec ce que le projet (pro-jicere, jeter devant soi dans le temps) est au latin. Ces acceptions dictent la nécessaire problématisation des situations et des actes pédagogiques. La capacité de problématiser et de faire des projets dont le soignant et le pédagogue des soins font montre dans l’action s’adosse évidemment au souci éthique de leurs pratiques respectives en vue des valeurs qui ouvrent à une humanité soucieuse d’autrui. Pour ce faire, le temps est l’étoffe même de la conscience. La plus immédiate description qu’on puisse faire de la conscience, son caractère le plus essentiel, est en effet d’être séparée de l’immédiat, de n’être jamais tout à fait présente au présent. Pascal avait raison de nous avertir : "Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens : le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, MAIS NOUS ESPERONS DE VIVRE… ». Le pédagogue et le soignant n’ont pas à décevoir cette espérance de leurs vis-à-vis respectifs. Dans la 8ème lettre à Mlle de Roannez, de décembre 1656, Pascal prenait appui sur la même observation : »Le monde est si inquiet qu’on ne pense presque jamais à la vie présente et à l’instant où l’on vit, mais à celui où l’on vivra. De sorte qu’on est toujours en état de vivre à l’avenir, et jamais de vivre maintenant ». Si l’enseignant ou le soignant ne prennent conscience de la situation présente dans le cadre de leurs activités que comme d’un moyen en vue de l’avenir, et cet avenir en vue des valeurs à réaliser, ne faut-il pas reconnaître d’une part que l’attente sous forme de projet est l’étoffe de la conscience, et d’autre part que c’est notre imagination bienveillante de l’avenir du patient et de l’étudiant qui gouverne et détermine notre perception du présent ?
 

Si la conscience morale trouve dans le présent l’image d’un avenir prêt-à-porter, ready made, et d’où le temps serait évaporé, l’exercice de la profession soignante et enseignante se trouvera totalement compromise sur le plan éthique. Car le mal, c’est la souffrance vécue et imposée, l’irréflexion sur le devenir du patient ou de l’étudiant, l’ignorance complaisamment entretenue, que traduisent la routine défensive et l’activisme sous la forme d’un simulacre de soins ou d’une pédagogie du vide : c’est ainsi que s’usine l’intention de faire souffrir, c’est-à-dire la méchanceté ou la cruauté. Ce qui importe à la conscience éthique, c’est son éveil perpétuel par sa propre réflexion et par sa propre inquiétude.

Responsabilité professionnelle et éthique

L’impossibilité pratique de la morale traditionnelle oblige é recourir à la réflexion éthique comme seul dispositif à promouvoir des valeurs en vue du bien-être du patient et de l’étudiant. Car la morale traditionnelle ne donne que des réponses hâtives. Or la hâte de la pensée empêche de prendre en considération le raisonnement réciproque. Signe de l’égoisme du moi du moi, la pensée hâtive feint d’oublier que l’autre a les mêmes exigences voire la même valeur que le moi. Soigner ou enseigner, sur le plan éthique, doivent se concevoir comme des commencements réels et des inaugurations d’un nouveau rapport à autrui et au monde qui est le rapport d’amour d’une conscience bénévolente avec les autres consciences. La benevolentia ou la bienveillance sont les attitudes effectives et pratiques qui expriment et constituent la véritable vertu professionnelle.

Pour Sartre, « la conscience est simultanément présence à soi et projet, c’est-à-dire conscience de soi et conscience du monde dans un même mouvement et dans une seule simultanéité ». Il appelle ce mouvement le projet, pour nous dire que la conscience est aussi responsabilité. La conscience éthique est responsable des situations qui supportent son action et qu’elle est censée projeter dans l’avenir. La responsabilité est donc une valeur que l’action appelle et dont elle se réclame pour réaliser ses projets.

Insatisfaction professionnelle : conflits de devoirs et éthique

Il est évident que le soignant et l’enseignant parcourent une gamme assez vaste de situations d’insatisfaction, au premier rang desquelles se trouvent les conflits de devoirs : devoir de sincérité et devoir de protéger sa vie privée, secret médical et exigence d’une transparence de l’information, devoir de nourrir sa famille et devoir de supporter un chef d’équipe autoritaire et abusif, devoir de soigner et convictions morales personnelles, devoir d’évaluer une prestation d’étudiant (examen écrit et oral, travaux écrits) et sympathie vis-à-vis de l’étudiant, exigence d’équité et préjugés personnels. Ce sont là quelques uns des conflits douloureux et alternatives tragiques posant la question de la validité de ses propres choix dans l’exercice de la profession et de leur contingence ; ces conflits, en tant qu’ils nous affectent douloureusement, attestent la nécessité d’une réflexion éthique. La vie morale n’est pas un processus, mais un drame ponctué de décisions coûteuses.

Insatisfaction professionnelle : malentendu et éthique

De même, l’insatisfaction, le sentiment de frustration ou la révolte qui seront à l’origine d’une réflexion éthique peuvent naître du malentendu. Très fréquente est la tristesse issue du malentendu dans une relation, qu’elle soit relation soignant-soigné. Enseignant-enseigné, entre collègues. Les consciences entrent en relation pour des raisons et des motivations différentes qui se dérobent derrière les raisons véritables. Le fait que la conscience de soi, en nous, et la conscience que l’autre à de nous ne correspondent pas toujours doit nous pousser à hésiter à prendre toute relation comme évidente, seule posture qui convienne à la préoccupation éthique du rapport à autrui. La vie sociale ordinaire a raison d’instituer le semblant du code de politesse pour contourner l’interprétation erronée des intentions de l’autre ; c’est pour cette raison que le philosophe français André Comte-Sponville place la politesse comme première vertu de l’homme, car elle nous épargne une certaine violence de l’interprétation.

Insatisfaction professionnelle : antinomies de l’action professionnelle et éthique

Outre le conflits de devoirs, le malentendu, il existe aussi des antinomies de l’action elle-même : la poursuite de buts contraires (par exemple la recherche d’une sécurité immobile ou l’attrait du risque dans les décisions professionnelles à prendre, la séduction par la nouveauté et la puissance d’un côté et la séduction par la solidité et l’identité de l’autre, l’attrait de la rigueur académique et la compréhension bienveillante…). Dans ces déchirements, le soignant et l’enseignant font l’expérience de l’insatisfaction et passent d’un désir à son contraire. Ce tourment de l’antinomie, si courant, peut être l’occasion de la réflexion éthique qui pose l’ordre de la valeur, laquelle, en tant que valeur, vaut indépendamment du temps et en ce sens est intemporelle. Le premier argument qui se présente, du sens commun ou de la conscience paresseuse en quête de soulagement, est de se conformer au statu quo et de ne pas faire de vagues. Ce faux réalisme n’a pas de signification morale. Le temps de l’action est en effet vectorisé du passé vers l’avenir, de même que le conscience est arrachement de et projection vers : s’arracher du confort idéologique générateur de violence, et se projeter vers un monde de valeurs à poser et à fonder en raison. L’éthique est précisément cette éducation pour qu’autrui n’ait pas peur de l’avenir, mais en connaissance de cause ; elle éduque aussi à ne pas persister dans le mal, certes, mais en vue de quoi ? Ou, pour le dire autrement, d’où la réflexion éthique tire-t-elle son exemplarité ayant valeur universelle, bref, son humanité ? D’où nous vient son sérieux comme impératif ? Celui qui tentera de répondre à ces questions est ce professionnel des soins et de l’enseignement à qui rien d’humain n’est étranger, dont tous les dons seront cultivés, toutes les facultés exercées, toutes les aptitudes accomplies ou en voie de s’accomplir.

Ethique et liberté professionnelle

L’ordre éthique suspend la violence du laisser-faire, du laisser-aller dont il établit réflexivement les apories ; il inaugure un avenir qui nous fait éprouver l’indigence de la situation présente. Le souci éthique caractérise le statut éminemment médiat, relatif, inachevé, transitoire, d’un présent toujours en attente de l’avenir qu’il prépare. Notre perpétuelle insatisfaction, loin de constituer le symptôme de quelque maladie mentale, est bien le signe avant-coureur de l’interrogation sur la nature singulière à autrui, interrogation qui s’ouvre alors sur l’interrogation plus vaste concernant l’attitude à adopter, les fins à construire et à choisir, les décisions à prendre : nous voilà au centre de l’interrogation éthique elle-même telle que nous l’avons définie. Elle porte sur l’avenir du soignant et de l’enseignant, le sens de la vie, l’orientation de la liberté. Mais elle porte aussi sur le patient, l’étudiant, le collègue. L’homme éthique ne craint pas l’angoisse, il invente les moyens pour opérer son propre dépassement. Si Sartre a pu dire que « la conscience est à elle-même son propre néant, si elle est originairement transcendante à elle-même », c’est parce que « le propre de son être est de n’être pas l’être dont il est le manque ». Attente, désir, volonté, c’est parce que la conscience est pure temporalité qu’elle est l’unité de sa propre dualité. Voilà pourquoi la réflexion sur de nouvelles valeurs a à être sérieusement élaborée. La question de la validité, de la force et de la cohérence d’un sentiment dont nous sommes l’objet devient alors appréciation de l’autre en face de moi et de sa conduite, jugement moral, interrogation sur la valeur des êtres et des actes.

Réflexion éthique et rationalité

Que faire ? Que choisir ? Quelle fin poursuivre ? Pour le soignant et l’enseignant, la question éthique se pose comme interrogation sur l’authenticité de leurs sentiments. C’est ainsi qu’elle devient la question philosophique de notre rapport à l’être, au-delà de l’apparence. Si le professionnel ne se rapporte qu’à une apparence, et non à un être, il devient lui-même diminué, nié ; il risque à ses propres yeux de basculer aussi dans l’apparence. Cette diminution pour la conscience s’éprouve comme une souffrance, une insatisfaction dont nous disions qu’elle constitue le socle de la réflexion éthique. Puisque cette dernière concerne toujours l’action et l’avenir, les actions à entreprendre doivent se rapporter non à l’apparence, mais à l’être des autres, puisqu’elle pose toujours la question de la meilleure action dans la perspective du meilleur rapport à l’être des autres et du monde autour.

Si nous avions associé le soignant et l’enseignant en soins dans notre réflexion su l’éthique, c’est que leurs activités ont pour objet le devenir de l’autre et, par conséquent, le leur propre tout aussi bien. Le situations de soins et d’enseignement sont à la fois des données et des résultats de leurs projets et de leurs actions. Sartre disait à juste titre que l’essence d’un individu n’est que son passé dépassé. Nous ajoutons, quant à nous, que l’essence de la profession soignante et enseignante est de poser l’autre comme singularité qui exige de l’enseignant et du soignant le courage de l’arrachement à l’inertie de la morale conventionnelle. L’intention morale propre à la réflexion éthique se donne comme bonne volonté qui se fonde en raison. Il reste à dire au service de quelles fins on veut mettre en œuvre la raison et l’efficacité. La pitié, l’amour de l’humanité, le souci du prochain, s’ils ne sont appuyés que sur une croyance peuvent basculer dans leur contraire, notamment à l’égard de l’autre. Et si la croyance imaginaire devenait son propre juge, cette imagination sans réflexion tourne aisément au délire de puissance incapable de fonder une éthique valable.

Mots clés

Relation soignant-soigné, Relation enseignant-enseigné, Ethique, Rationalité, Valeur, Désir, Responsabilité, Insatisfaction professionnelle, Critères d'évaluation, Désirabilité, Préférablité, Choix.

Bibliographie

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