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Psychologie et Ethique médicales

Conduites suicidaires des adolescents et réseau :
Analyse de la demande pour une réponse adaptée

Clément Rizet - Psychologue clinicien-Psychothérapeute
Groupe d'Etudes et de Recherches en Psychologie de l'Adolescent
Institut de Psychologie - Université René Descartes - PARIS V

INTRODUCTION

Les choses commencent généralement par un acte; quelque chose de repérable, au sein d’une institution : l’école, la famille, le foyer socio-éducatif, le quartier pour mineurs en prison, etc. Savoir décoder des messages que les adolescents eux-mêmes ne comprennent pas, et qu’ils nous adressent dans le paradoxe manichéen de l’agressivité ou du silence, tel est l’enjeu d’une transformation, d’une métamorphose : celle qui fait qu’un acte, vécu comme seul recours ici et maintenant peut devenir une parole, pleine de sens !

L’objectif de toutes nos interventions d’adultes, de prévention ou de prise en charge, relève de l’aide à :

  • l’expression de la souffrance, de la détresse, ou seulement de l’ennui, de la morosité, de l’indéfinissable malaise ;
  • l’étayage de la compréhension par l’adolescent lui-même de ses propres actes, propos, pensées ;
  • la relation à l’autre, en qui se reconnaître soi-même une valeur pour exister.
Exemple :

Un adolescent est convoqué par un adulte (un professionnel : éducateur dans un foyer, conseiller d’éducation dans un collège, surveillant d’un service hospitalier, etc.). Il s’assied sur la chaise qu’on lui propose, se tait et s’en va ! De cette échappée, que tirer ? Comment l’adulte réagira-t-il ? Je vous laisse quelque seconde pour vous l’imaginer…

« Je suppose que si tu agis de la sorte tu dois être Particulièrement mal à ton aise, en difficulté.Je peux le comprendre et pourrais peut-être t’aider si tu me fais confiance. »Une telle réponse favorise l’expression, la mise en sens et la relation, contrairement à la suivante :« Reste ici, d’ailleurs je te sanctionne immédiatement Pour désobéissance ! »

…QUE VOIT-ON ?

Les acteurs de première ligne que sont les enseignants, les professionnels de santé scolaire, les éducateurs, les assistantes sociales de secteur, etc., et d’une certaine façon les parents, voient se déployer, sous leurs yeux, toute la gamme des souffrances, des troubles, du « mal-être » des adolescents. Si l’on prend l’exemple des enseignants, ou des parents, on est frappé par un paradoxe : ils voient, car leurs sens le leur permettent, mais ne perçoivent pas toujours, loin s’en faut ; et ceci à cause d’une loi absolument universelle : si l’on a les yeux collés à quelque chose (ou quelqu’un), on ne le voit pas… Cette loi universelle, qui fait des adultes les plus proches et les plus familiers des adolescents des observateurs aveuglés, a plusieurs conséquences.
  • La première, et non des moindres, est la culpabilité très forte qu’ils vivent, quand survient un événement difficile, ou a fortiori une catastrophe.
  • La seconde tient au fait que n’apparaissent à ces adultes familiers des adolescents que les faits les plus saillants, les plus spectaculaires, les plus criants ; c’est-à-dire quand une plainte est dite ou induite par un (ou des ) comportements : violence, insultes, plainte explicite, tentative de suicide, toxicomanie, etc. 

PLAINTE & DEMANDE

La demande n'est pas la plainte. En matière de prévention et de prise en charge des conduites suicidaires (ou plus largement à risques) à l'adolescence, il semble que demande et plainte soient souvent confondues.

Le fait qu'un chef d'établissement scolaire, qu'une équipe pédagogique, qu'un professionnel de mission locale, qu'un éducateur de PJJ, etc.... demandent une aide, un relais, l'intervention de "spécialistes" pour un adolescent, ne signifie rien d'autre qu'une plainte de cet adolescent a été déposée, d’une manière ou d’une autre, et prise en relais par l’adulte.

Ceci a une valeur en soi, qu’il ne faut surtout pas disqualifier, mais qui demeure insuffisante. Ces adultes demandent quelque chose pour un adolescent, et ainsi dupliquent leur plainte. Ce qui motive leur action d’adultes est un comportement de l'adolescent, voire l'expression d'une souffrance, d'un malaise. Mais, il ne s'agit pas de la demande de l'adolescent. Celui-ci d'ailleurs, s'il parvient à dire une éventuelle souffrance, le fait sous forme d'une "déposition" : il dépose une plainte, lui aussi, auprès d'un adulte, ou se met en quête d'une relation privilégiée avec lui. Parfois, cependant, rien ne peut être dit, ni même quêté, et l'adolescent se replie. Je prendrai un exemple que je trouve assez caractéristique.

Une mère m’amène son fils aîné de 17 ans, en échec au lycée. Il y est assez solitaire, un ou deux amis, sans petite amie. A la maison, sa mère décrit Loïc comme étant tantôt mutique, tantôt agressif envers elle. Il l’inquiète d’autant plus que le père de Loïc a décompensé une schizophrénie lorsque celui-ci avait 7 ans ! Le second entretien se déroule avec Loïc seul. Il me dit son étonnement d’être là et évoque l’inquiétude de sa mère. Je lui réponds que cette inquiétude n’est pas sans signification et qu’il doit bien avoir une explication à cette inquiétude. Il est vite d’accord avec la réalité de son échec et de ses propres difficultés relationnelles. Nous convenons ensemble que deux personnes souffrent et sont comme bloquées : lui et sa mère. Par conséquent, les prochains entretiens se dérouleront à trois. Spectateur inutile, lors d’un troisième entretien, de la violence de leurs propos réciproques l’un envers l’autre, je prescrits à la mère de raconter à son fils l’histoire du couple qui a donné naissance à Loïc. Quelques entretiens suivront, avec la mère et l’enfant, puis quelques autres, avec Loïc seul, puis l’échec scolaire, les difficultés relationnelles de Loïc (avec ses pairs et avec sa mère) cesseront progressivement : il aura repris le cours de son histoire, grâce à la parole de sa mère sur son origine, réintroduisant la double fonction parentale, paternelle et maternelle. A l’adolescence, il s’agit, entre autres, de faire le deuil d’images parentales idéales, mais à condition qu’elles existent et entrent dans une dynamique historique, celle des sujets qui les vivent. On comprend ici que la demande n’a pas été à l’origine de la consultation, mais bien une plainte, une inquiétude, celle d’une mère, une adulte présente à son enfant, au sens fort ! C’est elle qui a restitué à Loïc son histoire, le sens de son existence. C’est ainsi que la demande, au sens psychique ne se repère qu’après-coup. Inutile de l’attendre sans la solliciter !

METTRE EN PLACE DES OUTILS DE PREVENTION

La mise en place d'outils de prévention, susceptibles d'aider d'une part l'adolescent, d'autre part les adultes, nécessite un détour! Il s'agira de contourner la plainte afin d'atteindre une demande de changement psychique: la sortie de la dynamique suicidaire, de la souffrance psychopathologique, de l'angoisse que suscite le sentiment d'être au fond d'une impasse, nécessite une prise de conscience : la prise de conscience qu'il est devenu utile qu'un changement psychique advienne.

Qu'est-ce qu'un changement psychique ? C'est l'aboutissement d'un processus de relance du plaisir de fonctionner pour soi-même, de mettre en place des représentations mentales sans avoir besoin de s'accrocher au réel : ses propres parents, une drogue, etc. Or, un tel processus se met en mouvement à partir du moment où la plainte a été déposée en lieu sûr, et qu'il ne reste plus à s'en préoccuper de manière constante. Voilà le détour.

Qu'en est-il de nos outils de prévention ? Ne doivent-ils pas d’abord assurer une continuité entre les adultes, avant même de se proposer aux adolescents et à leur entourage ?

Pour que l’adulte soit susceptible d'accompagner le processus maturatif de l'adolescent, il est primordial qu’il dispose lui-même d’un lieu de dépôt de ses propres difficultés : le groupe lui-même des adultes fonctionnant en réseau peut assurer cette fonction primordiale, à condition que ce groupe puisse exister, c’est-à-dire ces adultes se rencontrer régulièrement.

Reconnaître l'adolescent en tant que Sujet, en effet, requiert l'acceptation, de la part de l'adulte, que cet adolescent ne se plie pas strictement aux exigences que l'adulte lui impose. L'adolescent n'est Sujet que si s'instaure entre lui et l'adulte un espace de langage où il dit JE, face à l'adulte, lui disputant équitablement le droit d'avoir raison d'être en avance sur lui. Dès lors, il devient nécessaire de ne pas demeurer seul à travailler face à l’adolescent.

On dispose aujourd’hui de suffisamment de recul pour mettre en avant un certain nombre de dispositions qui ont montré leur efficacité, tant sur le plan de la prévention que sur celui de la prise en charge (Cf. Congrès NoSuicide de Genève, nov. 2001) :

  • les intervenants de première ligne (enseignants, personnels des services de santé et de la vie scolaire, moniteurs ou animateurs du »troisième milieu », médecins généralistes, travailleurs sociaux de secteur, éducateurs de rue, éducateurs spécialisés, bénévoles des milieux associatifs, etc.) ont un rôle déterminant dans la prévention des passages à l’acte à l’adolescence ;
  • une rencontre authentique entre l’adulte et l’adolescent, en dehors du milieu familial, est un ressort soulageant crucial (en tant que fonction tierce);
  • il ne faut pas négliger les soubassements psychopathologiques de la crise suicidaire de l’adolescent ou de ses équivalents, sans pour autant le « psychiatriser » systématiquement ;
  • assurer une « transitionnalité » entre l’adolescent en souffrance, les professionnels des diverses institutions, la famille, est une nécessité que l’organisation en réseau permet de prendre en compte, par sa fonction médiatrice.

CONCLUSION

Pour conclure, prenons un exemple dans une pratique de plus en plus courante : celle du debrieffing collectif d’urgence. Attention, n’y voyez pas un rejet de la méthode en soi !

Un chef d’établissement demande l’intervention d’une équipe spécialisée après le suicide d’un adolescent au sein de son institution. Qui sera concerné ?

Il est parfaitement légitime de penser aux autres adolescent, car il existe là un risque de « contamination » dépressive et donc de suicide. Cependant, tous les adolescent ne sont peut-être pas concernés ici. En revanche, tous les membres de l’équipe des professionnels adultes le sont, à divers degrés, à commencer par le chef d’établissement.

Les outils de prévention sont les canaux de communication entre les adultes qui cotoient des adolescents.

Ces canaux n’existent que si ces femmes et ces hommes se connaissent et se reconnaissent entre eux, et sont préventifs que s’ils reconnaissent les adolescents.

Au sein de ces canaux circulent des messages qui ne sont compréhensibles qui s’ils sont décodés à plusieurs : plusieurs adultes, l’adolescent, parfois plusieurs adolescents…

C’est à cette condition, et seulement à cette condition, entretenue par un réseau fait de liens serrés, entre des gens qui se respectent et s’écoutent, que la demande de dégagement de l’impasse suicidaire s’effectue !